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Dans l'eglise du Sepulcre se trouvent aussi d'autres sortes de chretiens: Jacobites, Ermenins (Armeniens), Abecins (Abyssins), de la terre du pretre Jehan, et chretiens de la ceinture; mais de tous ce sont les Francs qui eprouvent la sujetion la plus dure.
Apres tous ces pelerinages accomplis, nous en entreprimes un autre egalement d'usage, celui de Sainte-Catherine au mont Sinai; et pour celui-ci nous nous reunimes dix pelerins: messire Andre de Thoulongeon, messire Michel de Ligne, [Footnote: On sait que le nom de messire ou de monseigneur etoit un titre qu'on donnoit aux chevaliers.] Guillaume de Ligne son frere, Sanson de Lalaing, Pierre de Vaudrey, Godefroi de Thoisi, Humbert Buffart, Jean de la Roe, Simonnet (le nom de la famile est en blanc), et moi. [Footnote: Ces noms, dont le cinq premiers sont ceux de grands seigneurs des etats du duc de Bourgogne, attestent que plusieurs personnes de la cour du duc s'etoient reunies pour le voyage d'outremer, et ce sont probablement celles qui s'embarquerent a Venise avec notre auteur, quoique jusqua present il ne les ait pas nommees. Toulongeon, cette meme annee 1432, fut cree chevalier de la toison d'or; mais il ne recut pas l'ordre, parce qu'il etoit pelerin et qu'il mourut en route.]
Pour l'instruction de ceux qui, comme moi, voudroient l'entreprendre, je dirai que l'usage est de traiter avec le grand trucheman de Jerusalem; que celui-ci commence par percevoir un droit pour le soudan et un autre pour lui, et qu'alors il envoie prevenir le trucheman de Gaza, qui a son tour traite du passage avec les Arabes du desert. Ces Arabes jouissent du droit de conduire les pelerins; et comme ils ne sont pas toujours fort soumis au soudan, on est oblige de se servir de leurs chameaux, qu'ils louent a deux ducats par bete.
Le Sarrasin qui remplissoit alors l'emploi de grand trucheman se nommoit Nanchardin. Quand il eut recu la reponse des Arabes, il nous assembla devant la chapelle qui est a l'entree et a la gauche de l'eglise de Saint Sepulcre. La il prit par ecrit nos ages, noms, surnoms et signalemens tres-detailles, et en envoya le double au grand trucheman du Caire. Ces precautions ont lieu pour la surete des voyageurs, afin que les Arabes ne puissent en retenir aucun; mais je suis persuade qu'il y entre aussi de la mefiance, et qu'on craint quelque echange ou quelque substitution qui fasse perdre le tribut.
Prets a partir, nous achetames du vin pour la route, et fimes notre provision de vivre, excepte celle de biscuit, parce que nous devions en trouver a Gaza. Nanchardin nous fournit, pour notre monture et pour porter nos provisions, des anes et des mulets. Il nous donna un trucheman particulier, nomme Sadalva, et nous partimes.
Le premier lieu par lequel nous passames est un village, jadis beaucoup plus considerable et maintenant habite par des chretiens de la ceinture, qui cultivent des vignes. Le second est une ville appellee Saint-Abraham; et situee dans la vallee d'Hebron, ou Notre Seigneur forma premierement Adam, notre premier pere. La sont inhumes ensemble Abraham, Isaac et Jacob, avec leurs femmes. Mais ce tombeau est aujourd'hui enferme dans une mosquee de Sarrasins. Nous desirions fort d'y entrer, et nous avancames meme jusqu'a la porte; mais nos guides et notre trucheman nous dirent qu'ils n'oseroient nous y introduire de jour, a cause des risques qu'ils courroient, et que tout chretien qui penetre dans une mosquee est, mis a mort, a moins qu'il ne renonce a sa foi.
Apres la vallee d'Hebron nous en traversames une autre fort grande, pres de laquelle on montre la montagne ou saint Jean Baptiste fit sa penitence. De la nous vinmes en pays desert loger dans une de ces maisons que la charite a fait batir pour les voyageurs, et qu'on appelle kan, et du kan nous nous rendimes a Gaza.
Gaza, situee dans un beau pays, pres de la mer et a l'entree du desert, est une forte ville, quoique sans fermeture aucune. On pretend quelle appartint jadis au fort Sanson. On y montre encore son palais, ainsi que les colonnes de celui qu'il abbattit; mais je n'oserois garantir que ce sont les memes.
Souvent les pelerins y sont traites durement, et nous en aurions fait l'epreuve sans le seigneur (le gouverneur), homme d'environ soixante ans et ne Chercais (Circassien), qui recut nos plaintes et nous rendit justice. Trois fois nous fumes obliges de paroitre devant lui: l'une a raison de nos epees que nous portions; les deux autres pour des querelles que nous cherchoient les Moucres Sarrasins du pays.
Plusieurs de nous vouloient acheter des anes, parce que le chameau a un branle tres-dur qui fatigue extremement quand on n'y est pas accoutume. Un ane a Gaza se vendoit deux ducats; et les Moucres vouloient, non seulement nous empecher d'en acheter, mais nous forcer d'en louer des leurs, et de les louer cinq ducats chacun jusqu'a Sainte Catherine. Le proces fut porte devant le seigneur. Pour moi, qui jusque-la n'avois point cesse de monter un chameau, et qui me proposois de ne point changer, je leur demandai de m'apprendre comment je pourrois monter un chameau et un ane tout a la fois. Le seigneur prononca en notre faveur, et il decida que nous ne serions obliges de louer des anes aux Moucres qu'autant que cela nous conviendroit.
Nous achetames les nouvelles provisions qui nous etoient necessaires pour continuer notre voyage; mais, la veille de notre depart, quatre d'entre nous tomberent malades, et ils retournerent a Jerusalem. Moi, je partis avec les cinq autres, et nous vinmes a un village situe a l'entre du desert, et le seul qu'on trouve depuis, Gaza jusqu'a Sainte Catherine. La messire Sanson de Lalaing nous quitta et s'en retourna aussi; de sort que je restai dans la compagnie de messire Andre (de Toulongeon), Pierre de Vaudrei, Godefroi (de Toisi) et Jean de la Roe.
Nous voyageames ainsi deux journees dans le desert, sans y rien voir absolument qui merite d'etre raconte. Seulement un matin, avant le lever du soleil, j'apercus courir un animal a quatre pattes, long de trois pieds environ, et qui n'avoit guere en hauteur plus qu'une palme. A sa vue nos Arabes s'enfuirent, et la bete alla se cacher dans une broussaille qui se trouvoit la. Messire Andre et Pierre de Vaudrey mirent pied a terre, et coururent a elle l'epee en main. Elle se mit a crier comme un chat qui voit approcher un chien. Pierre de Vaudrey la frappa sur le dos de la pointe de son epee; mais il ne lui fit aucun mal, parce qu'elle est couverte de grosses ecailles, comme un esturgeon. Elle s'elanca sur messire Andre, qui d'un coup de la sienne lui coupa la cou en partie, la tourna sur le dos, les pieds en l'air, et la tua. Elle avoit la tete d'un fort lievre, les pieds comme les mains d'un petit enfant, et une assez longue queue, semblable a celle des gros verdereaux (lezards verts). Nos Arabes et notre trucheman nous dirent qu'elle etoit fort dangereuse. [Footnote: D'apres la description vague que donne ici la Brocquiere, il paroit que l'animal dont il parle est le grand lezard appele monitor, parce qu'on pretend qu'il avertit da l'approche du crocodile. Quant a la terreur qu'en avoient les Arabes, elle n'etoit point fondee.]
A la fin de la seconde journee je fus saisi d'une fievre ardente, si forte qu'il me fut impossible d'aller plus loin. Mes quatre compagnons, bien desoles de mon accident, me firent monter un ane, et me recommanderent a un de nos Arabes, qu'ils chargerent de me reconduire a Gaza, s'il etoit possible.
Cet homme eut beaucoup soin de moi; ce qui ne leur est point ordinaire vis-a-vis des chretiens. Il me tint fidele compagnie, et me mena le soir passer la nuit dans un de leurs camps, qui pouvoit avoir quatre-vingts et quelques tentes, rangees en forme de rues. Ces tentes sont faites avec deux fourches qu'on plante en terre par leur gros bout a une certaine distance l'une de l'autre. Sur les deux fourches est posee en traverse une perche et sur la perche une grosse couverture en laine ou en gros poil.
Quand j'arrivai, quatre ou cinq Arabes de la connoissance du mien vinrent au devant de nous. Ils me descendirent de mon ane, me firent coucher sur un matelas que je portois, et la, me traitant a leur guise, ils me petirent et me pincerent tant avec les [Footnote: C'est ce que nous appelons masser. Cette methode est employee dans beaucoup de contrees de l'Orient pour certaines maladies.] mains que, de fatigue et de lassitude, je m'endormis et reposai six heures.
Pendant tout ce temps aucun d'eux ne me fit le moindre deplaisir, et ils ne me prirent rien. Ce leur etoit cependant chose bien aisee; et je devois d'ailleurs les tenter, puisque je portois sur moi deux cents ducats, et que j'avois deux chameaux charges de provisions et de vin.
Je me remis en route avant le jour pour regagner Gaza: mais quand j'y arrivai je ne retrouvai plus ni mes quatre compagnons, ni meme messire Sanson de Lalaing. Tous cinq etoient retournes a Jerusalem, et ils avoient emmene avec eux le truceman. Heureusement je trouvai un Juif Sicilien de qui je pus me faire entendre. Il fit venir pres de moi un vieux Samaritain qui, par un remede qu'il me donna, appaisa la grande ardeur que j'endurois.
Deux jours apres, me sentant un peu mieux, je partis dans la compagnie d'un Maure. Il me mena par le chemin de la marine (de la cote.) Nous passames pres d'Esclavonie (Ascalon), et vinmes, a travers un pays toujours agreable et fertile, a Ramle, d'ou je repris le chemin de Jerusalem.
La premiere journee, je rencontrai sur ma route l'amiral (commandant) de cette ville. Il revenoit d'un pelerinage avec une troupe de cinquante cavaliers et de cent chameaux, montes presque tous par des femmes et des enfans qui l'avoient accompagne au lieu de sa devotion. Je passai la nuit avec eux; et, le lendemain, de retour a Jerusalem, j'allai loger chez les cordeliers, a l'eglise du mont de Sion, ou je retrouvai mes cinq camarades.
En arrivant je me mis au lit pour me faire traiter de ma maladie, et je ne fus gueri et en etat de partir que le 19 d'Aout. Mais pendant ma convalescence je me rappelai que plusieurs fois j'avois entendu differentes personnes dire qu'il etoit impossible a un chretien de revenir par terre de Jerusalem en France. Je n'oserois pas meme, aujourd'hui que j'ai fait le voyage, assurer qu'il est sur. Cependant il me sembla qu'il n'y a rien qu'un homme ne puisse entreprendre quand il est assez bien constitue pour supporter la fatigue, et qu'il possede argent et sante. Au reste, ce n'est point par jactance que je dis cela; mais, avec l'aide de Dieu et de sa glorieuse mere, qui jamais ne manque d'assister ceux qui la prient de bon coeur, je resolus de tenter l'aventure.
Je me tus neanmoins pour le moment sur mon projet, et ne m'en ouvris pas meme a mes compagnons. D'ailleurs je voulois, avant de l'entreprendre, faire encore quelques autres pelerinages, et specialement ceux de Nazareth et du mont Thabor. J'allai donc prevenir de mon dessein Nanchardin, grand trucheman du soudan a Jerusalem, et il me donna pour mon voyage un trucheman particulier. Je comptois commerce par celui du Thabor, et deja tout etoit arrange; mais quand je fus au moment de partir, le gardien chez qui je logeois m'en detourna, et s'y opposa meme de toutes ses forces. Le trucheman, de son cote, s'y refusa, et il m'annonca que je ne trouverois dans les circonstances personne pour m'accompagner, parce qu'il nous faudroit passer sur le territoire de villes qui etoient en guerre, et que tout recemment un Venitien et son trucheman y avoient ete assassines.
Je me restreignis done au second pelerinage, et messire Sanson de Lalaing voulut m'y accompagner, ainsi que Humbert. Nous laissames au mont de Sion messire Michel de Ligne, qui etoit malade. Son frere Guillaume resta pres de lui avec an serviteur pour le garder. Nous autres nous partimes le jour de la mi-aout, et notre intention etoit de nous rendre a Jaffa par Ramle, et de Jaffa a Nazareth; mais avant de me mettre en route, j'allai au tombeau de Notre Dame implorer sa protection pour mon grand voyage. J'entendis aux cordeliers le service divin, et je vis la des gens qui se disent chretiens, desquels il y en a de bien estranges, selon nostre maniere.
Le gardien de Jerusalem nous fit l'amitie de nous accompngner jusqu'a Jaffa, avec un frere cordelier du couvent de Beaune. La ils nous quitterent, et nous primes une barque de Maures qui nous conduisit au port d'Acre.
Ce port est beau, profond et bien ferme. La ville elle-meme paroit avoir ete grande et forte; mais il n'y subsiste plus maintenant que trois cent maisons situees a l'une de ses extremites, et assez loin de la marine. Quant a notre pelerinage, nous ne pumes l'accomplir. Des marchands Venitiens que nous consultames nous en detournerent, et nous primes le parti d'y renoncer. Il nous apprirent en meme temps qu'on attendoit a Barut une galere de Narbonne. Mes camarades voulurent en profiter pour retourner en France, eten consequence nous primes le chemin de cette ville.
Nous vimes en route Sur, ville fermee et qui a un bon port, puis Saiette (Seyde), autre port de mer assez bon. [Footnote: Sur est l'ancienne Tyr; Saiette, l'ancienne Sidon; Barut, l'ancienne Berite.] Pour Barut, elle a ete plus considerable qu'elle ne l'est aujourd'hui; mais son port est beau encore, profond et sur pour les vaisseaux. On voit a l'une de ses pointes les restes d'un chateau fort qu'elle avoit autrefois, et qui est detruit. [Footnote: Les notions que nous donne ici la Brocquiere sont interessantes pour la geographie. Elles prouvent que tous ces ports de Syrie, jadis si commercans et si fameux, aujourd'hui si degrades et si completement inutiles, etoient de son temps propres encore la plupart au commerce.]
Moi qui n'etois occupe que de mon grand voyage, j'employai mon sejour dans cette ville a prendre sur cet objet des renseignemens et j'ai m'adressai pour cela a un marchand Genois nomme Jacques Pervezin. Il me conseilla d'aller a Damas; m'assura que j'y trouverois des marchands Venitiens, Catalans, Florentins, Genois et autres, qui pourroient me guider par leurs conseils, et me donna meme, pour un de ses compatriotes appele Ottobon Escot, une lettre de recommendation.
Resolu de consulter Escot avant de rien entreprendre, je proposai a messire Sanson d'aller voir Damas, sans cependant lui rien dire de mon projet. Il accepta volontiers la proposition, et nous partimes, conduit par un moucre. J'ai deja dit qu'en Syrie les moucres sont des gens dont le metier est de conduire les voyageurs et de leur louer des anes et des mulets.
Au sortir de Barut nous eumes a traverser de hautes montagnes jusqu'a une longue plaine appelee vallee de Noe, parce que Noe, dit-on, y batit son arche. La vallee a tout au plus une lieue de large; mais elle est agreable et fertile, arrosee par deux rivieres et peuplee d'Arabes.
Jusqu'a Damas on continue de voyager entre des montagnes au pied desquelles on trouve beaucoup de villages et de vignobles. Mais je previens ceux qui, comme moi, auront a les traverser, de songer a se bien munir pour la nuit; car de ma vie je n'ai eu aussi froid. Cette excessive froidure a pour cause la chute de la rosee; et il en est ainsi par toute la Syrie. Plus la chaleur a ete grande pendant le jour, plus la rosee est abondante et la nuit froide.
II y a deux journees de Barut a Damas.
Par toute la Syrie les Mahometans ont etabli pour les chretiens une coutume particuliere qui ne leur permet point d'aller a cheval dans les villes. Aucun d'eux, s'il est connu pour tel, ne l'oseroit, et en consequence notre moucre, avant d'entrer, nous fit mettre pied a terre, messire Sanson et moi.
A peine etions nous entres qu'une douzaine de Sarrasins s'approcha pour nous regarder. Je portois un grand chapeau de feutre, qui n'est point d'usage dans le pays. Un d'eux vint le frapper par dessous d'un coup de baton, et il me le jeta par terre. J'avoue que mon premier mouvement fut de lever le poing sur lui. Mais le moucre, se jetant entre nous deux, me poussa en arriere, et ce fut pour moi un vrai bonheur; car en un instant trente ou quarante autres personnes accoururent, et, si j'avois frappe, je ne sais ce que nous serions devenus.
Je dis ceci pour avertir que les habitans de cette ville sont gens mechants qui n'entendent pas trop raison, et que par consequent il faut bien se garder d'avoir querrelle avec eux. Il en est de meme ailleurs. J'ai eprouve par moi-meme qu'il ne faut vis-a-vis d'eux ni faire le mauvais, ni se montrer peureux; qu'il ne feut ni paroitre pauvre, parce qu'ils vous mepriseroient; ni riche, parce qu'ils sont tres avides, ainsi que l'experimentent tous ceux qui debarquent a Jaffa.
Damas peut bien contenir, m'a-t-on dit, cent mille ames. [Footnote: Il y dans le texte cent mille hommes. Si, par ce mot hommes, l'auteur entend les habitans males, alors, pour comprendre les femmes dans la population, il faudroit compter plus de deux cent mille individus au lieu de cent mille. S'il entend les personnes en etat de porter les aimes, son etat de population est trop fort et ne peut etre admis.] La ville est riche, marchande, et, apres le Caire, la plus considerable de toutes celles que possede le soudan. Au levant, au septentrion et au midi, elle a une grande plaine; au ponant, une montagne au pied de laquelle sont batis les faubourgs. Elle est traversee d'une riviere qui s'y divise en plusieurs canaux, et fermee dans son enceinte seulement de belles murailles; car les faubourgs sont plus grands que la ville. Nulle part je n'ai vu d'aussi grands jardins, de meilleurs fruits, une plus grande abondance d'eau. Cette abondance est telle qu'il y a peu de maisons, m'a-t-on dit, qui n'aient leur fontaine.
Le seigneur (le gouverneur) n'a, dons toute la Syrie et l'Egypte, que le seul soudan qui lui soit superieur en puissance. Mais comme en differens temps quelques-uns d'eux se sont revoltes, les soudans ont pris des precautions pour les contenir. Du cote de terre est un grand et fort chateau qui a des fosses larges et profonds. Ils y placent un capitaine a leur choix, et jamais ce capitaine n'y laisse entrer le gouverneur.
En 1400 Damas fut detruite en cendres par le Trambulant (Tamerlan). On voit encore des vestiges de ce desastre; et vers la porte qu'on appelle de Saint-Paul, il y a un quartier tout entier qui n'est pas rebati.
Dans la ville est un kan destine a servir de depot de surete aux negocians pour leurs marchandises. On l'appelle kan Berkot, et ce nom lui a ete donne, parce qu'il fut originairement la maison d'un homme nomme ainsi. Pour moi, je crois que Berkot etoit Francais; et ce qui me le fait presumer, c'est que sur une pierre de sa maison sont sculptees des fleurs de lis qui paroissent aussi anciennes que les murs.
Quoi qu'il en soit de son origine, ce fut un tres-vaillant homme, et qui jouit encore dans le pays d'une haute renommee. Jamais, pendant tout le temps qu'il vecut et qu'il eut de l'autorite, les Persiens et Tartres (Persans et Tatars) ne purent gagner en Syrie la plus petite portion de terrain. Des qu'il apprenoit qu'une de leurs armes y portoit les armes, il marchoit contre elle jusqu'a une riviere au-dela d'Alep, laquelle separe la Syrie de la Perse, et qu'a vue de pays je crois etre celle qu'on appelle Jehon, et qui vient tomber a Misses en Turcomanie. On est persuade a Damas que, s'il eut vecu, Tamerlan n'auroit pas ose porter ses armes de ce cote-la. Au reste ce Tamerlan rendit honneur a sa memoire quand il prit la ville. En ordonnant d'y tout mettre a feu, il ordonna de respecter la maison de Berkot; il la fit garder pour la defendre de l'incendie, et elle subsiste encore.
Les chretiens ne sont vus a Damas qu'avec haine. Chaque soir on enferme les marchands dans leurs maisons. Il y a des gens preposes pour cela, et le lendemain ils viennent ouvrir les portes quand bon leur semble.
J'y trouvai plusieurs marchands Genois, Venitiens, Catalans, Florentins et Francais. Ces derniers etoient venus y acheter differentes choses, specialement des epices, et ils comptoient aller a Barut s'embarquer sur la galere de Narbonne qu'on y attendoit. Parmi eux il y avoit un nomme Jacques Coeur, qui depuis a joue un grand role en France et a ete argentier du roi. Il nous dit que la galere etoit alors a Alexandrie, et que probablement messire Andre viendroit avec ses trois camarades la prendre a Barut.
Hors de Damas et pres des murs on me montra le lieu ou saint Paul, dans une vision, fut renverse de cheval et aveugle. Il se fit aussitot conduire a Damas pour y recevoir le bapteme, et l'endroit ou on le baptisa est aujourd'hui une mosquee.
Je vis aussi la pierre sur laquelle saint George monta a cheval quand il alla combattre le dragon. Elle a deux pieds en carre. On pretend qu'autrefois les Sarrasins avoient voulu l'enlever, et que jamais, quelques moyens qu'ils aient employes, ils n'ont pu y reussir.
Apres avoir vu Damas nous revinmes a Barut, messire Sanson et moi: nous y trouvames messire Andre, Pierre de Vaudrey, Geoffroi de Thoisi et Jean de la Roe, qui deja s'y etoient rendus, comme me l'avoit annonce Jacques Coeur. La galere y arriva d'Alexandrie trois ou quatre jours apres; mais, pendant ce court intervalle, nous fumes temoins d'une fete que les Maures celebrerent a leur ancienne maniere.
Elle commenca le soir, au coucher du soleil. Des troupes nombreuses, eparses ca et la, chantoient et poussoient de grands cris. Pendant ce temps on tiroit le canon du chateau, et les gens de la ville lancoient en l'air, bien haut et bien loin, une maniere de feu plus gros que le plus gros fallot que je visse oncques allume. Ils me dirent qu'ils s'en servoient quelquefois a la mer pour bruler les voiles d'un vaisseau ennemi. Il me semble que, comme c'est chose bien aisee et de une petite despense, on pourroit l'employer egalement, soit a consumer un camp ou un village couvert en paille, soit dans un combat de cavalerie, a epouvanter les chevaux.
Curieux d'en connoitre la composition, j'envoyai vers celui qui le faisoit le valet de mon hote, et lui fis demander de me l'apprendre. Il me repondit qu'il n'oseroit, et que ce seroit pour lui une affaire trop dangereuse, si elle etoit sue; mais comme il n'est rien qu'un Maure ne fasse pour de l'argent, je donnai a celui-ci un ducat, et, pour l'amour du ducat, il m'apprit tout ce qu'il savoit, et me donna meme des moules en bois et autres ingrediens que j'ai apportes en France.
La veille de l'embarquement je pris a part messire Andre de Toulongeon, et apres lui avoir fait promettre qu'il ne s'opposeroit en rien a ce que j'allois lui reveler, je lui fis part du projet que j'avois forme de retourner par terre. Consequemment a sa parole donnee, il ne tenta point de m'en empecher; mais il me representa tout ce que j'allois courir de dangers, et celui sur-tout de me voir contraint a renier la foi de Jesus-Christ. Au reste j'avoue que ses representations etoient fondees, et que de tous les perils dont il me menacoit il n'en est point, excepte celui de renier, que je n'aie eprouves. II engagea egalement ses camarades a me parler; mais ils eurent beau faire, je les laissai partir et demeurai.
Apres leur depart je visitai une mosquee qui jadis avoit ete une tres-belle eglise, batie, disoit-on, par sainte Barbe. On ajoute que quand les Sarrasins s'en furent empares, et que leurs crieurs voulurent y monter pour annoncer la priere, selon leur usage, ils furent si battus que depuis ce jour aucun d'eux n'a ose y retourner.
II y a aussi un autre batiment miraculeux qu'on a change en eglise. C'etoit auparavant une maison de Juifs. Un jour que ces gens-la avoient trouve une image de Notre Seigneur, ils se mirent a la lapider, comme leurs peres jadis l'avoient lapide lui-meme; mais l'image ayant verse du sang, ils furent tellement effrayes du miracle, qu'ils se sauverent, allerent s'accuser a l'eveque, et donnerent meme leur maison en reparation du crime. On en a fait une eglise, qui aujourd'hui est desservie par des cordeliers.
Je logeai chez un marchand Venitien nomme Paul Barberico; et comme je n'avois nullement renonce a mes deux pelerinages de Nazareth et du Thabor, malgre les obstacles que j'y avois rencontres et tout ce qu'on m'avoit dit pour m'en detourner, je le consultai sur ce double voyage. Il me procura un moucre qui se chargea de me conduire, et qui s'engagea meme pardevant lui a me mener sain et sauf jusqu'a Damas, et a lui en rapporter un certificat signe par moi. Cet homme me fit habiller en Sarrasin; car les Francs, pour leur surete, quand ils voyagent, ont obtenu du soudan de prendre en route cet habillement.
Je partis donc de Barut avec mon moucre le lendemain du jour ou la galere avoit mis a la voile, et nous primes le chemin de Saiette, entre la mer et les montagnes. Souvent ces montagnes s'avancent si pres du rivage qu'on est oblige de marcher sur la greve, et quelquefois elles en sont eloignees de trois quarts de lieue.
Apres une heure de marche je trouvai un petit bois de hauts sapins que les gens du pays conservent bien precieusement. Il est meme severement defendu d'en abattre aucun; mais j'ignore la raison de ce reglement.
Plus loin etoit une riviere assez profonde. Mon moucre me dit que c'etoit celle qui vient de la vallee de Noe, mais qu'elle n'est pas bonne a boire. Elle a un pont de pierre, pres duquel se trouve un kan ou nous passames la nuit.
Le lendemain je vins a Seyde, ville situee sur la marine (sur la mer), et fermee du cote de terre par des fosses peu profonds.
Sur, que les Maures nomment Four, est situee de meme. Il est abreuve par une fontaine qu'on trouve a un quart de lieue vers le midi, et dont l'eau, tres-bonne, vient, par-dessur des arches, se rendre dans la ville.
Je ne fis que la traverser, et elle me parut assez belle; cependant elle n'est pas forte, non plus que Seyde, toutes deux ayant ete detruites autrefois, ainsi qu'il paroit par leurs murailles, qui ne valent pas, a beaucoup pres, celles de nos villes.
La montagne, vers Sur, s'arrondit en croissant, et s'avance par ses deux pointes jusqu'a la mer. L'espace vide entre l'une et l'autre n'a point de villages; mais il y en a beaucoup le long de la montagne.
Une lieue au-dela on trouve une gorge qui vous oblige de passer sur une falaise au haut de laquelle est une tour. Les cavaliers qui vont de Sur a Acre n'ont point d'autre route que ce passage, et la tour a ete construite pour le garder.
Depuis ce defile jusqu'a Acre les montagnes sont peu elevees, et l'on y voit beaucoup d'habitations qui, pour la plupart, sont remplies d'Arabes. Pres de la ville je rencontrai un grand seigneur du pays nomme Fancardin. Il campoit en plein champ, et portoit avec lui ses tentes.
Acre, entouree de trois cotes par des montagnes, quoique avec une plaine d'environ quatre lieues, l'est de l'autre par la mer. J'y fis connoissance d'un marchand de Venise, nomme Aubert Franc, qui m'accueillit bien et qui me procura sur mes deux pelerinages des renseignemens utiles dont je profitai.
A l'aide de ses avis je me mis en route pour Nazareth, et, apres avoir traverse une grande plaine, je vins a la fontaine dont Notre Seigneur changea l'eau en vin aux noces d'Archeteclin; [Footnote: Architriclinus est un mot Latin forme du Grec, par lequel l'Evangile designe le maitre d'hotel ou majordome qui presidoit aux noces de Cana. Nos ignarans auteurs des bas siecles le prirent pour un nom d'homme, et cet homme ils en firent un saint, qu'ils appelerent saint Architriclin. Dans la relation de la Brocquiere, Architriclin est le marie de Cana.] elle est pres d'un village ou l'on dit que naquit saint Pierre.
Nazareth n'est qu'un autre gros village bati entre deux montagnes; mais le lieu ou l'ange Gabriel vint annoncer a la vierge Marie qu'elle seroit mere fait pitie a voir. L'eglise qu'on y avoit batie est entierement detruite, et il n'en subsiste plus qu'une petite chose (case), la ou Nostre-Dame estoit quand l'angele lui apparut.
De Nazareth j'allai au Thabor, ou fut faite la transfiguration de Notre Seigneur, et plusieurs autres miracles. Mais comme les paturages y attirent beaucoup d'Arabes qui viennent y mener leurs betes, je fus oblige de prendre pour escorte quatre autres hommes, dont deux etoient Arabes eux-memes.
La montee est tres-rude parce qu'il n'y a point de chemin; je la fis a dos de mulet, et j'y employai deux heures. La cime se termine par un plateau presque rond, qui peut avoir en longeur deux portees d'arc et une de large. Jadis il fut enceient d'une muraille dont on voit encore des restes avec des fosses, et dans le pourtour, en dedans du mur, etoient plusieurs eglises, et specialement une ou l'on gagne encore, quoiqu'elle soit ruinee, plain pardon de paine et de coulpe.
Au levant du Thabor, et au pied de la montagne, on apercoit Tabarie (Tiberiade), au-dela de laquelle coule le Jourdain; au couchant est une grande plaine fort agreable par ses jardins remplis de palmiers portant dattes, et par de petits bosquets d'arbres, plantes comme des vignes, et sur lesquels croit le coton. Au lever du soleil ceux-ci presentent un aspect singulier. En voyant leurs feuilles vertes couvertes de coton, on diroit qu'il a neige sur eux. [Footnote: Il est probable qu'ici le voyageur s'est trompe. Le cotonnier a par ses feuilles quelque ressemblance avec celles de la vigne. Elles sont lobees de meme; mais le coton nait dans des capsules, et non sur des feuilles. On connoit en botanique plusieurs arbres dont les feuilles sont couvertes a leur surface exterieure d'un duvet blanc; mais on n'en connoit aucune qui produise du coton.]
Ce fut dans cette plaine que je descendis pour me reposer et diner; car j'avois apporte des poulets crus et du vin. Mes guides me conduisirent dans une maison dont le maitre, quand il vit mon vin, me prit pour un homme de distinction et m'accueillit bien. Il m'apporta une ecuelle de lait, une de miel, et une branche chargee de dattes nouvelles. C'etoit la premiere fois de ma vie que j'en voyois. Je vis encore comment on travailloit le coton, et pour ce travail les ouvriers etoient des hommes et des femmes. Mais la aussi mes guides voulurent me ranconner, et, pour me reconduire a Nazareth ou je les avois pris, ils exigerent de moi un marche nouveau.
Je n'avois point d'epee, car j'avoue que je l'aurois tiree, et c'eut ete folie a moi, comme c'en seroit une a ceux qui m'imiteroient. Le resultat de la querelle fut que, pour me debarrasser d'eux, il me fallut leur donner douze drachmes de leur monnoie, lesquelles valent un demi-ducat. Des qu'ils les eurent recues ils me quitterent tous quatre; de sorte que je fus oblige de m'en revenir seul avec mon moucre.
Nous avions fait peu de chemin, quand nous vimes venir a nous deux Arabes armes a leur maniere et montes sur de superbes chevaux. Le moucre, en les voyant, eut grande peur. Heureusement ils passerent sans nous rien dire; mais il m'avoua que, s'ils m'eussent soupconne d'etre chretien, nous etions perdus, et qu'ils nous eussent tues tous deux sans remission, ou pour le moins depouilles en entier.
Chacun d'eux portoit une longue et mince perche ferree par les deux bouts, don't l'un etoit tranchant, l'autre arrondi, mais garni de plusieurs taillans, et long d'un empan. Leur ecu (bouclier) etoit rond, selon leur usage, convexe dans la partie du milieu, et garni au centre d'une grosse pointe de fer; mais depuis cette pointe jusqu'au bas il etoit orne de longues franges de soie. Ils avoient pour vetement des robes dont les manches, larges de plus d'un pied et demi, depassoient leur bras, et pour toque un chapeau rond termine en pointe, de laine cramoisie, et velu; mais ce chapeau, au lieu d'avoir sa toile tortillee tout autour, comme l'ont les autres Maures, l'avoit pendante fort bas des deux cotes, dans toute sa largeur.
Nous allames de la loger a Samarie, parce que je voulois visiter la mer de Tabarie (lac de Tiberiade), ou l'on dit que saint Pierre pechoit ordinairement, et y a aucuns (quelques) pardons; c'etoient les quatre-temps de Septembre. Le moucre me laissa seul toute la journee. Samarie est situee sur la pointe d'une montagne. Nous n'y entrames qu'a la chute de jour, et nous en sortimes a minuit pour nous rendre au lac. Le moucre avoit prefere cette heure, afin d'esquiver le tribut que paient ceux qui s'y rendent; mais la nuit m'empecha de voir le pays d'alentour.
J'allai ensuite au puits qu'on nomme puits de Jacob, parce que Jacob y fut jete par ses freres. Il y a la une belle mosquee, dans laquelle j'entrai avec mon moucre, parce que je feignis d'etre Sarrasin.
Plus loin est un pont de pierre sur lequel on passe le Jourdain, et qu'on appelle le pont de Jacob, a cause d'une maison qui s'y trouve, et qui fut, dit-on, celle de ce patriarche. Le fleuve sort d'un grand lac situe au pied d'une montagne vers le nordouest (nord-ouest), et sur la montagne est un beau chateau possede par Nancardin.
Du lac je pris le chemin de Damas. Le pays est assez agreable, et quoiqu'on y marche toujours entre deux rangs de montagnes, il a constamment une ou deux lieues de large. Cependant on y trouve un endroit fort etrange. La le chemin est reduit uniquement a ce qu'il faut pour le passage des chevaux tout le reste, a gauche, dans une largeur et une longueur d'une lieue environ, ne presente qu'un amas immense de cailloux pareils a ceux de riviere, et dont la plupart sont gros comme des queues de vin.
Au debouche de ce lieu est un tres-beau kan, entoure de fontaines et de ruisseaux. A quatre ou cinq milles de Damas il y en a un autre, le plus magnifique que j'aie vu de ma vie. Celui-ci est pres d'une petite riviere formee par des sources; et en general plus on approche de la ville et plus le pays est beau.
La je trouvai un Maure tout noir qui venoit du Caire a course de chameau, et qui etoit venu en huit jours, quoiqu'il y eut, me dit-on, seize journees de marche. Son chameau lui avoit echappe: a l'aide de mon moucre je parvins a le lui faire reprendre. Ces coureurs ont une selle fort singuliere, sur laquelle ils sont assis les jambes croisees; mais la rapidite des chameaux qui les conduisent est si grande que, pour resister a l'impression de l'air, ils se font serrer d'un bandage la tete et le corps.
Celui-ci etoit porteur d'un ordre du soudan. Une galere et deux galiotes du prince de Tarente avoient pris devant Tripoli de Syrie une griperie [Footnote: Griperie, grip, sorte de batiment pour aller en course, vaisseau corsaire.] de Maures: le soudan, par represailles, envoyoit saisir a Damas et dans toute la Syrie tous les Catalans et les Genois qui s'y trouvoient. Cette nouvelle, dont je fus instruit par mon moucre, ne m'effraya pas. J'entrai hardiment dans la ville avec les Sarrasins, parce que, habille comme eux, je crus n'avoir rien a craindre. Mon voyage avoit dure sept jours.
Le lendemain de mon arrivee je vis la caravane qui revenoit de la Mecque. On la disoit composee de trois mille chameaux: et en effet elle employa pour entrer dans la ville pres de deux jours et deux nuits. Cet evenement fut, selon l'usage, une grande fete. Le seigneur de Damas, ainsi que les plus notables, allerent au devant de la caravane, par respect pour l'Alkoran qu'elle avoit. Ce livre est la loi qu'a laissee aux siens Mahomet. Il etoit enveloppe d'une etoffe de soie peinte et chargee de lettres morisque, et un chameau le portoit, couvert lui-meme egalement de soie.
En avant du chameau marchoient quatre menestrels (musiciens) et une grande quantite de tambours et de nacquaires (timbales) qui faisoient ung hault bruit. Devant et autour de lui etoient une trentaine d'hommes dont les uns portoient des arbaletes, les autres des epees nues, d'autres de petits canons (arquebuses) qu'ils tiroient de temps en temps. [Footnote: L'auteur ne dit pas si ces arquebuses etoient a fourchette, a meche, a rouet; mais il est remarquable que nos armes a feu portatives; dont l'invention etoit encore assez recente en Europe, fussent des-lors en usage chez les Mahometans d'Asie.] Par derriere suivoient huit vieillards, qui montoient chacun un chameau de course pres duquel on menoit en lesse leur cheval, magnifiquement couvert et orne de riches selles, selon la mode du pays. Apres eux enfin venoit une dame Turque, parente de grand-seigneur: elle etoit dans une litiere que portoient deux chameaux richement pares et couverts. Il y avoit plusieurs de ces animaux couverts de drap d'or.
La caravane etoit composee de Maures, de Turcs, Barbes (Barbaresques), Tartres (Tatars), Persans et autres sectateurs du faux prophete Mahomet. Ces gens-la pretendent que, quand ils ont fait une fois le voyage de la Mecque, ils ne peuvent plus etre damnes. Cest ce que m'assura un esclave renegat. Vulgaire (Bulgare) de naissance, lequel appartenoit a la dame dont je viens de parler. Il s'appeloit Hayauldoula, ce qui en Turc signifie serviteur de Dieu, et pretendoit avoir ete trois fois a la Mecque. Je me liai avec lui, parce qu'il parloit un peu Italien, et souvent meme il me tenoit compagnie la nuit ainsi que le jour.
Plusieurs fois, dans nos entretiens, je l'interrogeai sur Mahomet, et lui demandai ou reposoit son corps. Il me repondit que c'etoit a la Mecque; que la fiertre (chasse) qui le renfermoit se trouvoit dans une chapelle ronde, ouverte par le haut: que c'etoit par cette ouverture que les pelerins alloient voir la fiertre, et que parmi eux il y en avoit qui, apres l'avoir vue, se faisoient crever les yeux, parce qu'apres cela le monde ne pouvait rien offrir, disoient-ils, qui meritat leur regards. Effectivement il y en avoit deux dans la troupe, l'un d'environ seize ans, l'autre de vingt-deux a vingt-trois, qui c'etoient fait aveugler ainsi.
Hayauldoula me dit encore que c'nest point a la Mecque qu'on gagne les pardons, mais a Meline (Medine), ville ou saint Abraham fist faire une maison qui y est encoires. [Footnote: Notre voyageur a confondu: c'est a Medine, et non a la Mecque, qu'est le tombeau de Mahomet; c'est a la Mecque, et non a Medine, qu'est la pretendue maison d'Abraham, que les pelerins gagnent les pardons et que se fait le grand commerce.] La maison est en forme de cloitre, et le pelerins en font le tour.
Quant a la ville, elle est sur le bord de la mer. Les hommes de la terre du pretre Jean (les Indiens) y apportent sur de gros vaisseaux les epices et autres marchandises que produit leur pays. C'est la que les Mahometans vont les acheter. Ils les chargent sur des chameaux ou sur d'autres betes de somme, et les portent au Caire, a Damas et autres lieux, ainsi qu'on sait. De la Mecque a Damas il y a quarante journees de marche a travers le desert; les chaleurs y sont excessives, et la caravane avoit eu plusieurs personnes etouffees.
Selon l'esclave renegat, celle de Medine doit annuellement etre compossee de sept cent mille personnes; et quand ce nombre n'est pas complet, Dieu; pour le remplir, y envoie des agnes. Au grand jour du jugement Mahomet fera entrer en paradis autant de personnes qu'il voudra, et la ils auront a discretion du lait et des femmes.
Comme sans cesse j'entendois parler de Mohomet, je voulus savoir sur lui quelque chose, et m'adressai pour cela a un pretre qui dans Damas etoit attache au consul des Venitiens, qui disoit souvent la messe a l'hotel confessoit les marchands de cette nation, et, en cas de danger, regloit leurs affaires. Je me confessai a lui, je reglai les miennes, et lui demandai s'il connoissoit l'historie de Mahomet. Il me dit que oui, et qu'il savoit tout son Alkoran. Alors je le suppliai le mieux qu'il me fut possible de rediger par ecrit ce qu'il en connoissoit, afin que je pusse le presenter a monseigneur le duc. [Footnote: Le duc de Bourgogne, auquel etoit attache la Brocquiere. Par tout ce que cit ici le voyageur on voit combien peu etoit connu en Europe le fondateur de l'Islamisme et l'auteur du Koran.] Il le fit avec plaisir, et j'ai apporte avec moi son travail.
Mon projet etoit de me rendre a Bourse. On m'aboucha en consequence avec un Maure qui s'engagea dam'y conduire en suivant la caravane. Il me demandoit trente ducats et sa depense: mais on m'avertit de me defier des Maures comme gens de mauvaise foi, sujets a fausser leur promesse, et je m'abstins de conclure. Je dis ceci pour l'instruction des personnes qui auroient affaire a eux; car je les crois tels qu'on me les a peints. Hayauldoula me procura de son cote la connoissance de certains marchands du pays de Karman (de Caramanie). Enfin je pris un autre moyen.
Le grand-Turc a pour les pelerins qui vont a la Mecque un usage qui lui est particulier, au moins j'ignore si les autres puissances Mahometanes l'observent aussi: c'est que, quand ceux de ses etats partent, il leur donne a son choix un chef auquel ils sont tenus d'obeir ainsi qu'a lui. Celui de la caravane s'appeloit Hoyarbarach; il etoit de Bourse, et c'etoit un des principaux habitans.
Je me fis presenter a lui par mon hote et par une autre personne, comme un homme qui vouloit aller voir dans cette ville un frere qu'il y avoit, et ils le prierent de me recevoir dans sa troupe et de m'y accorder surete. Il demanda si je savois l'Arabe, le Turc, l'Hebreu, la langue vulgaire, le Grec; et comme je repondis que non: Eh bien, que veut-il donc devenir? reprit-il.
Cependant, sur la representation qu'on lui fit que je n'osois, a cause de la guerre, aller par mer, et que s'il daignoit m'admettre je ferois comme je pourrois, il y consentit, et apres s'etre mis les deux mains sur sa tete et avoir touche sa barbe, il dit en Turc que je pouvois me joindre a ses esclaves; mais il exigea que je fusse vetu comme eux.
D'apres cela j'allai aussitot, avec un de mes deux conducteurs, au marche qu'on appelle bathsar (bazar). J'y achetai deux longues robes blanches qui me descenoient jusqu'au talon, une toque accomplie (turban complet), une ceinture de toile, une braie (calecon) de futaine pour y mettre le bas de ma robe, deux petits sacs ou besaces, l'un pour mon usage, l'autre pour suspendre a la tete de mon cheval quand je lui ferois manger son orge et sa paille: une cuiller et une saliere de cuir, un tapis pour coucher; anfin un paletot (sorte de pour-point) de panne blanche que je fis couvrir de toile, et qui me servit beaucoup la nuit J'achetai aussi un tarquais blanc et garni (sorte de carquois), auquel pendoient une epee et des couteaux: mais pour le tarquais et l'epee je ne pus en faire l'acquisition que secretement; car, si ceux qui ont l'administration de la justice l'avoient su, le vendeur et moi nous eussions couru de grands risques.
Les epees de Damas sont le plus belles et les meilleures de tout la Syrie; mais c'est une chose curieuse de voir comment ils les brunissent. Cette operation se fait avant la trempe. Ils ont pour cela une petite piece de bois dans laquelle est ente un fer; ils la passent sur la lame et enlevent ainsi se; inegalites de meme qu'avec un rabot on enleve celles du bois; ensuite ils la trempent, puisla polissent. Ce poli est tel que quand quelqu'un veut arranger son turban, il se sert de son epee comme d'un mirior. Quant a la trempe, elle est si parfaite que nulle part encore je n'ai vu d'epee trancher aussi bien.
On fait aussi a Damas et dans le pays des miroirs d'acier qui grossissent les objets comme un miroir ardent. J'en ai vu qui, quand on les exposoit au soleil, percoient, a quinze ou seize pieds de distance, une planche et y mettoient le feu.
J'achetai un petit cheval, qui se trouva tres-bon. Avant de partir je le fis ferrer a Damas; et de la jusqu'a Bourse, quoiqu'il y ait pres de cinquante journees, je n'eus rien a fair a ses pieds, excepte a l'un de ceux de devant, ou il prit une enclosure qui trois semaines apres le fit boiter. Voici comme ils ferrent leurs chevaux.
Les fers sont legers, tres-minces, allonges sur les talons, et plus amincis encore la que vers la pince. Ils n'ont point de retour [Footnote: Je crois que par retour la Brocquiere a entendu ce crochet nomme crampon qui est aux notres, et qu'il a voulu dire que ceux de Damas etoient plats.] et ne portent que quartre trous, deux de chaque cote. Les clous sont carres, avec une grosse et lourde tete. Faut-il appliquer le fer: s'il est besoin qu'on le retravaille pour l'ajuster, on le bat a froid sans le mettre au feu, et on le peut a cause de son peu d'epaisseur. Pour parer le pied du cheval on se sert d'une serpette pareille a celle qui est d'usage en-de-ca de la mer pour tailler la vigne.
Les chevaux de ce pays n'ont que le pas et le galop. Quand on en achete, on choisit ceux qui ont le plus grand pas: comme en Europe on prend de preference ceux qui trottent le mieux. Ils ont les narines tres-fendues courent tres bien, sont excellens, et d'ailleurs coutent tres-peu, puisqu'ils ne mangent que la nuit, et qu'on ne leur donne qu'un peu d'orge avec de la paille picquade (hachee). Jamais ile ne boivent que l'apres-midi, et toujours, meme a l'ecurie, on leur laisse la bride en bouche, comme aux mules. La ils sont attaches par les pieds de derriere et confondus tous ensemble, chevaux et jumens. Tous sont hongres, excepte quelques'uns qu'on garde comme etalons. Si vous avez affaire a un homme riche, et que vouz alliez le trouver chez lui, il vous menera, pour vous parler, dans son ecurie: aussi sont-elles tenues tres-fraiches et tres-nettes.
Nous autres, nous aimons un cheval entier, de bonne race; les Maures n'estiment que les jumens. Chez eux, un grand n'a point honte de monter une jument que son poulain suit par derriere. [Footnote: Ce trait fait allusion aux prejuges alors en usage chez les chevaliers d'Europe. Comme ils avoient besoin, pour les tournois et les combats, de chevaux tres-forts, ils ne se servoient que de chevaux entiers, et se seroient crus deshonores de monter une jument.] J'en ai vu d'une grande beaute, et qui se vendoient jusqu'a deux et trois cents ducats. Au reste, leur coutume est de tenir leurs chevaux sur le maigre (de ne point les laisser engraisser).
Chez eux, les gens de bien (gens riches, qui ont du bien) portent tons, quand ils sont a cheval, un tabolcan (petit tambour), dont ils se servent dans les batailles et les escarmouches pour se rassembler et se rallier; ils l'attachent a arcon de leur selle, et le frappent avec une baguette de cuir plat. J'en achetai un aussi, avec des eperons et des bottes vermeilles qui montoient jusqu'aux genoux, selon la coutume du pays.
Pour temoigner ma reconnoissance a Hoyarbarach j'allai lui offrir un pot de gingembre vert. Il le refusa, et ne ce fut qu'a force d'instances et de prieres que je vins a bout de le lui faire accepter. Je n'eus de lui d'autre parole et d'autre assurance que celle dont j'ai parle cidessus. Cependant je ne trouvai en lui que franchise et layaute, et plus peut-etre que j'en aurois eprouve de beaucoup de chretiens.
Dieu, qui me favorisoit en tout dans l'accomplissement de mon voyage, me procura la connoissance d'un Juif de Caffa qui parloit Tartare et Italien; je le priai de m'aider a mettre en ecrit dans ces deux langues toutes les choses dont je pouvois avoir le plus de besoin en route pour moi et pour mon cheval. Des notre premiere journee, arrive a Ballec, je tirai mon papier pour savoir comment on appeloit l'orge et la paille hachee que je voulois faire donner a mon cheval. Dix ou douze Turcs qui etoient autour de moi se mirent a rire en me voyant. Ils s'approcherent pour regarder mon papier, et parurent cussi etonnes de mon ecriture que nous le sommea de la leur; neanmoins ils me prirent en amitie, et firent tous leurs efforts pour m'apprendre a parler. Ils ne se laissoient point de me repeter plusieurs fois la meme chose, et la redisoient si souvent et de tant de manieres, qu'il falloit bien que je la retinsse; aussi, quand nous nous separames, savois-je deja demander pour moi et pour mon cheval tout ce qui m'etoit necessaire.
Pendant le sejour que fit a Damas la caravane, j'allai visiter un lieu de pelerinage, qui est a seize milles environ vers le nord, et qu'on nomme Notre-Dame de Serdenay. Il faut, pour y arriver, traverser une montagne qui peut bien avoir un quart de lieue, et jusqu'a laquelle s'etendent les jardins de Damas; on descend ensuite dans une vallee charmante, remplie de vignes et de jardins, et qui a une belle fontaine dont l'eau est bonne. La est une roche sur laquelle on a construit un petit chateau avec une eglise de callogero (de caloyers), ou se trouve une image de la Vierge, peinte sur bois: sa tete, dit-on est portee par miracle; quant a la maniere, je l'ignore. On ajoute qu'elle sue toujours, et que cette sueur est une huile. [Footnote: Plusieurs de nos cuteurs du treizieme siecle font mention de cette vierge de Serdenay, devenue fameuse pendant les croisades, et ils parlent de sa sueur huileuse, qui passoit pour faire beaucoup de miracles. Ces fables d'exsudations, miraculeuses etoient communes en Asie. On y vantoit entre autres celle qui decouloit du tombeau de l'eveque Nicolas, l'un de ces saints dont l'existence est plus que douteuse. Cette liqueur pretendue de Nicolas etoit meme un objet de culte; et nous lisons qu'en 1651, un cure de Paris en ayant recut une phiole, il demanda et obtint de l'archeveque la permission de l'exposer a la veneration des fideles, (Hist. de la ville et du diocese de Paris, par Lebeuf. t. I., part. 2, p. 557.)] Tout ce que je puis dire, c'est que quand j'y allai on me montra, au bout de l'eglise, derriere le grand autel, une niche pratiquee dans le mur, et que la je vis l'image, qui est une chose plate, et qui peut avoir un pied et demi de haut sur un de large. Je ne puis dire si elle est de bois ou de pierre, parce qu'elle etoit couverte entierement de drapeaux. Le devant etoit ferme par un treillis de fer, et au-dessous il y avoit un vase qui contenoit de l'huile. Une femme qui etoit la vint a moi; elle remua les drapeaux avec une cuillere d'argent, et voulut me faire, le signe de la croix au front, aux tempes et sur la poitrine. Il me sembla que tout cela etoit une pratique pour avoir argent; cependant je ne veux point dire par-la que Notre-Dame n'ait plus de pouvoir encore que cette image.
Je revins a Damas, et, la ville du depart, je reglai mes affaires et disposai ma conscience, comme si j'eusse du mourir; mais tout-a-coup je me vis dans l'embarras.
J'ai parle du courier qu'avoit envoye le Soudan pour faire arreter les marchands Genois et Catalans qui se trouvoient dans ses Etats. En venu de cet ordre, on prit mon hote, qui etoit Genois; ses effets furent saisis, et l'on placa chez lui un Maure pour les garder. Moi, je cherchai a lui sauver tout ce que je pourrois, et afin que le Maure ne s'en apercut pas, je l'enivrai. Je fus arrete a mon tour, et conduit devant un des cadis, gens qu'ils regardent comme nous nos eveques, et qui sont charges d'administrer la justice.
Le cadi me renvoya vers un autre, qui me fit conduire en prison avec les marchands. Il savoit bien pourtant que je ne l'etois pas; mais cette affaire m'etoit suscitee par un trucheman qui vouloit me ranconner, comme il l'avoit deja tente a mon premier voyage. Sans Autonine Mourrouzin, consul de Venise, il m'eut fallu payer; mais je restai en prison, et pendant ce temps la caravane partit.
Pour obtenir ma liberte, le consul et quelques autres personnes furent obliges de faire des demarches aupres du roi (gouverneur) de Damas, alleguant qu'on m'avoit arrete a tort et sans cause, et que le trucheman le savoit bien. Le seigneur me fit venir devant lui avec un Genois nomme Gentil Imperial, qui etoit un marchand de par le Soudan, pour aller acheter des esclaves a Caffa. Il me demanda qui j'etois, et ce que je venois faire a Damas; et, sur ma reponse que j'etois Francais, venu en pelerinage a Jerusalem, il dit qu'on avoit tort de me retenir, et que je pouvois partir quand il me plairoit.
Je partis donc, le lendemain 6 Octobre, accompagne d'un moucre, que je chargeai d'abord de transporter hors de la ville mes habillemens Turcs, parce qu'il n'est point permis a un chretien d'y paroitre avec la toque blanche.
A peu de distance est une montagne ou l'on montre une maison qu'on dit avoir ete celle de Cain; et, pendant la premiere journee, nous n'eumes que des montagnes, quoique le chemin soit bon; mais a la seconde nons trouvames un beau pays, et il continua d'etre agreable jusqu'a Balbec.
C'est la que mon moucre me quitta, et que je trouvai la caravane. Elle etoit campee pres d'une riviere, a cause de la chaleur qui regne dans le pays; et cependant les nuits y sont tres-froides (ce qu'on aura peine a croire), et les rosees tres-abondantes. J'allai trouver Hoyarbarach, qui me confirma la permission qu'il m'avoit donnee de venir avec lui, et qui me recommenda de ne point quitter la troupe.
Le lendemain matin, a onze heures, je fis boire mon cheval, et lui donnai la paille et l'avoine, selon l'usage de nos contrees. Pour cette fois les Turcs ne me dirent rien; mais le soir, a six heures, quand, apres l'avoir fait boire, je lui attachai sa besace pour qu'il mangeat, ils s'y opposerent et detacherent le sac. Telle est leur coutume: leur chevaux ne mangent qu'a huit, et jamais ils n'en laissent manger un avant les autres, a moins que ce ne soit pour paitre l'herbe.
Le chef avoit avec lui un mamelus (mamelouck) du soudan, qui etoit Cerquais (Circassien), et qui alloit dans la pays de Karman chercher un de ses freres. Cet homme, quand il me vit, seul, et ne sachant point la langue du pays, volut charitablement me servir de compagnon, et il me prit avec lui. Cependant, comme il n'avoit point de tente, nous fumes souvent obliges de passer la nuit dans des jardins sous des arbres.
Ce fut alors qu'il me fallut apprendre a coucher sur la dure, a ne boire que de l'eau, a m'asseoir a terre, les jambes croisees. Cette posture me couta d'abord beaucoup; mais ce a quoi j'eus plus de peine encore a m'accoutumer, fut d'etre a cheval avec des etriers courts. Dans le commencemens je souffrois si fort, que, quand j'etois descendu, je ne pouvois remonter sans aide, tant les jarrets me faisoient mal; mais lorsque j'y fus accoutume, cette maniere me parut plus commode que la notre.
Des le jour meme je soupai avec mon mamelouck, et nous n'eumes que du pain, du fromage et du lait. J'avois, pour manger, une nappe, a la mode des gens riches du pays. Elles ont quatre pieds de diametre, et sont rondes, avec des coulisses tout autour; de sorte qu'on peut les fermer comme une bourse. Veulent-ils manger, ils les etendent; ont-ils mange, ils les resserrent, et y renferment tout ce qui reste, sans vouloir rien perdre, ni une miette de pain, ni un grain de raisin. Mais ce que j'ai remarque, c'est qu'apres leur repas, soit qu'il fut bon, soit qu'il fut mauvais, jamais ils ne manquoient de remercier Dieu tout haut.
Balbec est une bonne ville, bien fermee de murs, et assez marchande. Au centre etoit un chateau, fait de tres-grosses pierres. Maintenant il renferme une mosquee dans laquelle est, dit-on, une tete humaine qui a des yeux si enormes, qu'un homme passeroit aisement la sienne a travers leur ouverture. Je ne puis assurer le fait, attendu que pour entrer dans la mosquee il faut etre Sarrasin.
De Balbec nous allames a Hamos, et campames sur une riviere. Ce fut la que je vis comment ils campent et tendent leurs pavillons. Les tentes ne sont ni tres-hautes ni tres-grandes; de sorte qu'il ne faut qu'un homme pour les dresser, et que six a huit personnes peuvent s'y tenir a l'aise pendant les chaleurs du jour. Dans le cours de la journee ils en otent le bas, afin de donner passage a l'air. La nuit, ils le remettent pour avoir plus chaud. Un seul chameau en porte sept ou huit avec leurs mats. Il y en a de tres-belles.
Mon compagnon, le mamelouck, et moi, qui n'en avions point, nous allames nous etablir dans un jardin. Il y vint aussi deux Turquemans (Turcomans) de Satalie, qui revenoient de la Mecque, et qui souperent avec nous. Mais quand ces deux hommes me virent bien vetu, ayant bon cheval, belle epee, bon tarquais, ils proposerent au mamelouck, ainsi que lui-meme me l'avoua par la suite lorsque nous nous separames, de se defaire de moi, vu que j'etois chretien et indigne d'etre dans leur compagnie. II repondit que, puisque j'avois mange avec eux le pain et le sel, ce seroit un crime; que leur loi le leur defendoit, et qu'apres tout Dieu faisoit les chretiens comme les Sarrasins.
Neanmoins ils persisterent dans leur projet; et comme je temoignois le desir de voir Halep, la ville la plus considerable de Syrie apres Damas, ils me presserent de me joindre a eux. Moi qui ne savois rien de leur dessein, j'acceptai; et je suis convaincu, aujourd'hui qu'ils ne vouloient que me couper la gorge. Mais le mamelouck leur defendit de venir davantage avec nous, et par-la il me sauva la vie.
Nous etions partis de Balbec deux heures avant le jour, et notre caravane etoit compsee de quatre a cinq cents personnes, et de six ou sept cents chameaux et mulets, parce qu'elle portoit beaucoup d'epices. Voici leur maniere de se mettre en marche.
Il y a dans la troupe une tres-grande nacquaire (tres grosse timbale). Au moment ou le chef veut qu'on parte, il fait frapper trois coups. Aussitot tout le monde s'apprete, et a mesure que chacun est pret, il se met a la file sans dire un seul mot: Et feront plus de bruit dix d'entre nous que mil de ceux-la. On marche ainsi en silence, a moins que ce ne soit la nuit, et que quelqu'un ne veuille chanter une chanson de gestes.[Footnote: On appeloit en France chansons de gestes celles qui celebroient les gestes et belles actions des anciens heros.] Au point du jour, deux ou trois d'entre eux, fort eloignes les uns des autres, crient et se repondent, comme on le fait sur les mosquees aux heures d'usage. Enfin, peu apres, et avant le lever du soleil, les gens devots font leurs prieres et ablutions ordinaires.
Pour ces ablutions, s'ils sont aupres d'un ruisseau, ils descendent de cheval, se mettent les pieds nus, et se lavant les mains, les pieds, le visage et tous les conduits du corps. S'ils n'ont pas de ruisseau, ils passent la main sur ces parties. Le dernier d'entre eux se lave la bouche et l'ouverture opposee, apres quoi il se tourne vers le midi. Tous alors levent deux doigts en l'air; ils se prosternent et baisent la terre trois fois, puis ils se relevent et font leurs prieres. Ces ablutions leur ont ete ordonnees en lieu de confession. Les gens de distinction, pour n'y point manquer, portent toujours en voyage des bouteilles de cuir pleines d'eau: on les attache sous le ventre des chameaux et des chevaux, et ordinairement elles sont tres-belles.
Ces peuples s'accroupissent, pour uriner, comme les femmes; apres quoi ils se frottent le canal contre une pierre, contre un mur ou quelque autre chose. Quant a l'autre besoin, jamais apres l'avoir satisfait ils ne s'essuient.
Hamos (Hems), bonne ville, bien fermee de murailles avec des fosses glaces (en glacis), est situee dans une plaine sur une petite riviere. La vient aboutir la plaine de Noe, qui s'etend, dit-on, jusqu'en Berse. C'est par elle que deboucha ce Tamerlan qui prit et detruisit tant de villes. A l'extremite de la ville est un beau chateau, construit sur une hauteur, et tout en glacis jusqu'au pied du mur.
De Hamos nous vinmes a Hamant (Hama). Le pays est beau; mais je n'y vis que peu d'habitans, excepte les Arabes qui rebatissoient quelques-uns des villages detruits. Je trouvai dans Hamant un marchand de Venise nomme Laurent Souranze. Il m'accueillit, me logea chez lui, et me fit voir la ville et le chateau. Elle est garnie de bonnes tours, close de fortes et epaisses murailles, et construite, comme le chateau de Provins, sur une roche, dans laquelle on a creuse au ciseau des fosses fort profonds. A l'une des extremites se voit le chateau, beau et fort, tout en glacis jusqu'au pied du mur, et construit sur une elevation. Il est entoure d'une citadelle qu'il domine, et baigne par une riviere qu'on dit etre l'une des quatre qui sortent du paradis terrestre. Si le fait est vrai, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'elle descend entre le levant et le midi, plus pres du premier que du second, (est-sud-est), et qu'elle va se perdre a Antioche.
La est la roue la plus haute et la plus grande que j'aie vue de ma vie. Elle est mise en mouvement par la riviere, et fournit a la consommation des habitans, quoique leur nombre soit considerable, la quantite d'eau qui leur est necessaire. Cette eau tombe en une auge creusee dans la roche du chateau; de la elle se porte vers la ville et en parcourt les rues dans un canal forme par de grands piliers carres qui ont douze pieds de haut sur deux de large.
Il me manquoit encore differentes choses pour etre, en tout comme mes compagnons de voyage. Le namelouck m'en avoit averti, et mon hote Laurent me mena lui-meme au bazar pour en faire l'acquisition. C'etoient de petites coiffes de soie a la mode des Turcomans, un bonnet pour mettre sous la coiffe, des cuilleres Turques, des couteaux avec leur fusil, un peigne avec son etui, et un gobelet de cuir. Tout celle s'attache et se suspend a l'epee.
J'achetai aussi des poucons [Footnote: Sorte de doigtier qu'on mettoit au pouce, afin de le garantir et de le defendra de l'impression de la corde.] pour tirer de l'arc, un tarquais nouveau tout garni, pour epargner le mien, qui etoit tres-beau, et que je voulois conserver; enfin un capinat: c'est une robe de feutre, blanche, tres-fine, et impenetrable a la pluie.
En route je m'etois lie avec quelques-uns de mes compagnons de caravane. Ceux ci, quand ils surent que j'etois loge chez un Franc, vinrent me trouver pour me demander de leur procurer du vin. Le vin leur est defendu par leur loi, et ils n'auroient ose en boire devant les leurs; mais ils esperoient le faire sans risque chez un Franc, et cependant ils revenoient de la Mecque. J'en parlai a mon hote Laurent, qui me dit qu'il ne l'oseroit, parce que, si la chose etoit sue, il courroit les plus grands dangers. J'allai leur rendre cette reponse; mais ils en avoient deja cherche ailleurs, et venoient d'en trouver chez un Grec. Ils me proposerent donc, soit par pure amitie, soit pour etre autorise, aupres du Grec a boire, d'aller avec eux chez lui, et je les y accompagnai.
Cet homme nous conduisit dans une petite galerie, ou nous nous assimes par terre, en cercle, tous les six. Il posa d'abord au milieu de nous un grand et beau plat de terre, qui eut pu contenir au moins huit lots (seize pintes); ensuite il apporta pour chacun de nous un pot plein de vin, le versa dans le vase, et y mit deux ecuelles de terre qui devoient nous servir de gobelets.
Un de la troupe commenca la premier, et il but a son compagnon, selon l'usage du pays. Celui-ci en fit de meme pour son suivant, et ainsi des autres. Nous bumes de cette maniere, et sans manger, pendant fort long-temps. Enfin, quand je m'apercus que je ne pouvois pas continuer davantage sans m'incommoder, je les suppliai a mains jointes de m'en dispenser; mais ils se facherent beaucoup, et se plaignirent, comme si j'avois resolu d'interrempre leurs plaisirs et de leur faire tort.
Heureusement il yen avoit un parmi eux qui etoit plus lie avec moi, et qui m'aimoit tant qu'il m'appeloit kardays, c'est-a-dire frere. Celui-ci s'offrit a prendre ma place, et a boire pour moi quand ce seroit mon tour. Cette offre les satisfit; ils l'accepterent, et la partie continua jusqu'au soir, ou-il nous fallut retourner au kan.
Le chef etoit en ce moment assis sur un siege de pierre, et il avoit devant lui un fallot allume. Il ne lui fut pas difficile de diviner d'ou nous venions: aussi y eut-il quatre de mes camarades qui s'esquiverent; il n'en resta qu'un avec moi. Je dis tout ceci, afin de prevenir les personnes qui, demain ou un jour quelconque, voyageroient, ainsi que moi, dans leur pays, qu'elles se gardent bien de boire avec eux, a moins qu'elles ne veuillent etre obligees d'en prendre jusqu'a ce qu'elles tombent a terre.
Le mamelouck ne savoit rien de ma debauche. Pendant ce temps il avoit achete une oie pour nous deux. Il venoit de la faire bouillir, et, au defaut de verjus, il l'avoit accommodee avec des feuilles vertes de porreaux. J'en mangeai avec lui, et elle nous dura trois jours.
J'aurois bien desire voir Alep; mais la caravane n'y allant point et se rendant directement a Antioche, il fallut y renoncer. Cependant, comme elle ne devoit se mettre en marche que deux jours apres, le mamelouck fut d'avis que nous prissions tous deux les devants, afin de trouver plus aisement a nous loger. Quatre autres camarades, marchands Turcs, demanderent a etre des notres, et nous partimes tous six ensemble.
A une demi-lieue de Hama, nous trouvames la riviere et nous la passames sur un pont. Elle etoit debordee, quoiqu'il n'eut point plu. Mois, je voulus y faire boire mon cheval; mais la rive etoit escarpee et l'eau profonde, et infailliblement je m'y serois noye si le mamelouck n'etoit venu a mon secours.
Au dela du fleuve est une longue et vaste plaine qui dure toute une journee. Nous y rencontrames six a huit Turcomans accompagnes d'une femme. Elle portoit la tarquais ainsi qu'eux; et, a ce sujet, on me dit que celles de cette nation sont braves et qu'en guerre elles combattent comme les hommes. On ajouta meme, et ceci m'etonna bien davantage, qu'il y en a environ trente mille qui portent ainsi le tarquais, et qui sont soumises a un seigneur nomme Turcgadiroly, lequel habite les montagnes d'Armenie, sur les frontieres de la Perse.
La seconde journee fut a travers un pays de montagnes. Il est assez beau quoique peu arrose; mais par tout on ne voyoit que des habitations detruites. Tout en le traversant, mon mamelouck m'apprit a tirer de l'arc, et il me fit acheter des poucons et des anneaux pour tirer. Enfin nous arrivames a un village riche en bois, en vignobles, en terres a ble, mais qui n'avoit d'autres eaux que celles de citernes. Ce canton paroissoit avoir ete habite autrefois par des chretiens, et j'avoue qu'on me fit un grand plaisir quand on me dit que tout cela avoit ete aux Francs, et qu'on me montra pour preuve des eglises abattues.
Nous y logeames; et ce fut la premiere fois que je vis des habitations de Turcomans, et des femmes de cette nation a visage decouvert. Ordinairement elles le cachent sous un morceau d'etamine noire, et celles qui sont riches y portent attachees des pieces de monnoie et des pierres precieuses. Les hommes sont bons archers. J'en vis plusieurs tirer de l'arc. Ils tirent assis et a but court: ce peu d'espace donne a leurs fleches une grande rapidite.
Au sortir de la Syrie on entre dans la Turcomanie, que nous appellons Armenie. La capitale est une tres-grande ville qu'ils nomment Antequaye, et nous Antioche. Elle fut jadis tres-florissante et a encore de beaux murs bien entiers, qui renferment un tres-grand espace et meme des montagnes. Mais on n'y compte point a present plus de trois cents maisons. Au midi elle est bornee par une montagne, au nord par un grand lac, au-dela duquel on trouve un beau pays bien ouvert. Le long des murs coule la riviere qui vient de Hama. Presque tous les habitans sont Turcomans ou Arabes, et leur etat est d'elever des troupeaux, tels que chameaux, chevres, vaches et brebis.
Ces chevres, les plus belles que j'aie jamais vues, sont la plupart blanches; elles n'ont point comme celles de Syrie, les oreilles pendantes, et portent une laine longue douce et crepue. Les moutons ont de grosses et larges queues. On y nourrit aussi des anes sauvages qu'on apprivoise et qui, avec un poil, des oreilles et une tete pareils a ceux de cerf, ont comme lui la pied fendu. J'ignore s'ils ont son cri, car je ne les ai point entendus crier. Ils sont beaux, fort grands, et vont avec les autres betes; mais je n'ai point vu qu'on les montat. [Footnote: Cet animal ne peut etre un ane, puisqu'il a le pied fendu et que l'ane ne l'a point. C'est probablement une espece de gazelle, ou plutot un bubale.]
Pour le transport de leurs marchandises, les habitans se servent de boeufs et de buffles, comme nous nous servons de chevaux.
Ils les emploient aussi en montures; et j'en ai vu des troupes dans lesquelles les uns etoient charges de marchandises, et les autres etoient montes.
Le seigneur de ce pays etoit Ramedang, prince riche, brave et puissant. Pendant longtemps il se rendit si redoutable que le soudan le craignois et n'osoit l'irriter. Mais le soudan voulut le detruire, et dans ce dessein, il s'entendit avec le karman, qui pouvoit mieux que personne tromper Ramedang, puisqu'il lui avoit donne sa soeur en mariage. En effet, un jour qu'ils mangoient ensemble, il l'arreta et le livra au soudan, qui le fit mourrir et s'empara de la Turcomanie, dont cependant il donna un portion au karman.
Au sortir d'Antioche, je repris ma route avec mon mamelouck; et d'abord nous eumes a passer une montagne nommee Negre, sur laquelle on me montra trois ou quatre beaux chateaux ruines, qui jadis avoient appartenu a des chretiens. Le chemin est beau et sans cesse on y est parfume par les lauriers nombreux qu'elle produit; mais la descente en est une fois plus rapide que la montee. Elle aboutit au golfe qu'on nomme d'Asacs, et que nous autres nous appellons Layaste, parce qu'en effet c'est la ville d'Ayas qui lui donne son nom. Il s'etend entre deux montagnes, et s'avance dans les terres l'espace d'environ quinze milles. Sa largeur a l'occident m'a paru etre de douze; mais sur cet article je m'en rapporte a la carte marine.
Au pied de la montagne, pres du chemin et sur le bord de la mer, sont les restes d'un chateau fort, qui du cote de la terre etoit defendu par un marecage; de sorte qu'on ne pouvoit y aborder que par mer, ou par une chaussee etroite qui traversoit le marais. Il etoit inhabite, mais en avant s'etoient etablis des Turcomans. Ils occupoient cent vingt pavillons, les uns de feutre, les autre de coton bleu et blanc, tous tres-beaux, tous assez grands pour loger a l'aise quinze ou seize personnes. Ce sont leurs maisons, et, comme nous dans les notres, ils y font tout leur menage, a l'exception du feu.
Nous nous arretames chez eux. Ils vinrent placer devant nous une de ces nappes a coulisses dont j'ai parle, et dans laquelle il y avoit encore des miettes de pain, des fragmens de fromage et des grains de raisin. Apres quoi ils nous apporterent une douzaine de pains plats avec un grand quartier de lait caille, qu'ils appellent yogort. Ces pains, larges d'un pied, sont ronds et plus mince que des oublies. On les plie en cornet, comme une oublie a pointes, et on les mange avec le caille.
Une lieue au-dela etoit une petit karvassera (caravanserai) ou nous logeames. Ces etablisemens consistent en maisons, comme les kans de Syrie.
En route, dans le cours de la journee j'avois rencontre un Ermin (Armenien) qui parloit un peu Italien. S'etant apercu que j'etois chretien, il se lia de conversation avec moi, et me conta beaucoup de details, tant sur le pays et les habitans, que sur le soudan et ce Ramedang, seigneur de Turchmanie, dont je viens de faire mention. Il me dit que ce dernier etoit un homme de haute taille, tres-brave, et le plus habile de tous les Turcs a manier la masse et l'epee. Sa mere etoit une chretienne, qui l'avoit fait baptiser a la loi Gregoise (selon le rit des Grecs) "pour lui oster le flair et la senteur que ont ceulx qui ne sont point baptisez." [Footnote: Les chretiens d'Asie croyoient de bonne foi que les infideles avoient une mauvaise odeur qui leur etoit particuliere, et qu'ils perdoient par le bapteme. Il sera encore parle plus bas de cette superstition. Ce bapteme etoit, selon la loi Gregoise, par immersion.]
Mais il n'etoit ni bon chretien ni bon Sarrasin; et quand on lui parloit des deux prophetes Jesus et Mahomet, il disoit: Moi, je suis pour les prophetes vivans, il me seront plus utiles que ceux qui sont morts.
Ses Etats touchoient d'un cote a ceux du karman, dont il avoit epouse la soeur; de l'autre a la Syrie, qui appartenoit au soudan. Toutes les fois que par son pays passoit un des sujets de celui-ci, il en exigeoit des peages. Mais enfin le soudan obtint du karman, comme je l'ai dit, qu'il le lui livreroit; et aujourd'hui il possede toute la Turcomanie jusqu'a Tharse et meme une journee par-de-la.
Ce jour-la nous logeames de nouveau chez des Turcomans, ou l'on nous servit, encore du lait; et l'Armenien nous y accompagna. Ce fut la que je vis faire par des femmes ces pains minces et plats dont j'ai parle. Voici comment elles s'y prennent. Elles ont une petite table ronde, bien unie, y jettent un peu de farine qu'elles detrempent avec de l'eau et en font une pate plus molle que celle du pain. Cette pate, elles la partagent en plusieurs morceaux ronds, qu'elles aplatissent autant qu'il leur est possible avec un rouleau en bois, d'un diametre un peu moindre que celui d'un oeuf, jusqu'a ce qu'ils soient amincis au point que j'ai dit. Pendant ce temps elles ont une plaque de fer convexe, qui est posee sur un trepied et echauffee en dessous par un feu doux. Elles y etendent la feuille de pate et la retournent tout aussitot, de sorte qu'elles ont plus-tot fait deux de leurs pains qu'un oublieur chez nous n'a fait une oublie.
J'employai deux jours a traverser le pays qui est autour du golfe. Il est fort beau, et avoit autrefois beaucoup de chateaux qui appartenoient aux chretiens, et qui maintenant sont detruits. Tel est celui qu'on voit en avant d'Ayas, vers le levant.
Il n'y a dans la contree que des Turcomans. Ce sont de beaux hommes, excellens archers et vivant de peu. Leurs habitations sont rondes comme des pavillons et couvertes de feutre. Ils demeurent toujours en plein champ, et ont un chef auquel ils obeissent; mais ils changent souvent de place, et alors ils emportent avec eux leurs maisons. Leur coutume dans ce cas est de se soumettre au seigneur sur les terres duquel ils s'etablissent, et meme de le servir de leurs armes s'il a guerre. Mais s'ils quittent ses domaines et qu'ils passent sur ceux de son ennemi, ils serviront celui-ci a son tour contre l'autre, et on ne leur en sait pas mauvais gre, parce que telle est leur coutume et qu'ils sont errans.
Sur ma route je rencontrai un de leurs chefs qui voloit (chassoit au vol) avec des faucons et prenoit des oies privees. On me dit qu'il pouvoit bien avoir sous ses ordres dix mille Turcomans. Le pays est favorable pour la chasse, et coupe par beaucoup de petites rivieres qui descendent des montagnes et se jettent dans le golfe. On y trouve sur-tout beaucoup de sangliers.
Vers le milieu du golfe, sur le chemin de terre, est un defile forme par une roche sur laquelle on passe, et qui se trouve a deux portees d'arc de la mer. Jadis ce passage etoit defendu par un chateau qui le rendoit tres-fort. Aujourd'hui il est abandonne.
Au sortir, de cette gorge on entre dans une belle et grande plaine, peuplee de Turcomans. Mais l'Armenien mon compagnon me montra sur une montagne un chateau ou il n'y avoit, disoit-il, que des gens de sa nation, et dont les murs sont arroses par une riviere nommee Jehon. Nous cotoyames la riviere jusqu'a une ville qu'on nomme Misse-sur-Jehon, parce qu'elle la traverse.
Misse, situee a quatre journees d'Antioche, appartint a des chretiens et fut une cite importante. On y voit encore plusieurs eglises a moitie detruites et dont il ne reste plus d'entier que le choeur de la grande, qu'on a converti en mosquee. Le pont est en bois, parce que le premier a ete detruit, aussi. Enfin, des deux moities de la ville, l'une est totalement en ruines; l'autre a conserve ses murs et environ trois cents maisons qui sont remplies par des Turcomans.
De Misse a Adeve (Adene) le pays continue d'etre uni et beau; et ce sont encore des Turcomans qui l'habitent. Adene est a deux journees de Misse, et je me proposois d'y attendre la caravane.
Elle arriva. J'allai avec le mamelouck et quelques autres personnes, dont plusieurs etoient de gros marchands, loger pres du pont, entre la riviere et les murs; et ce fut la que je vis comment les Turcs font leurs prieres et leurs sacrifices; car non seulement ils ne se cachoient point de moi, mais ils paroissoient meme contens quand "je disois mes patrenostre, qui leur sambloit merveilles. Je leur ouys dire acunes fois leus heures en chantant, a l'entree de la nuit, et se assieent a la reonde (en rond) et branlent le corps et la teste, et chantent bien sauvaigement."
Un jour ils me menerent avec eux aux etuves et aux bains de la ville; et comme je refusai de me baigner, parce qu'il eut fallu me deshabiller et que je craignois de montrer mon argent, ils me donnerent leurs robes a garder. Depuis ce moment nous fumes tres-lies ensemble.
La maison du bain est fort elevee et se termine par un dome, dans lequel a ete pratiquee une ouverture circulaire qui eclaire tout l'interieur. Les etuves et les bains sont beaux et tres-propres. Quand ceux qui se baignent sortent de l'eau, ils viennent s'asseoir sur de petites claies d'osier fin, ou ils s'essuient et peignent leur barbe.
C'est dans Adene que je vis pour la premiere fois les deux jeunes gens qui a la Mecque s'etoient fait crever les yeux apres avoir vu la sepulture de Mahomet.
Les Turcs sont gens de fatigue, d'une vie dure, et a qui il ne coute rien, ainsi que je l'ai vu tout le long de la route, de dormir sur la terre commes les animaux. Mais ils sont d'humeur gaie et joyeuse, et chantent volontiers chansons de gestes. Aussi quelqu'un qui veut vivre avec eux ne doit etre ni triste ni reveur, mais avoir toujours le visage riant. Du reste, ils sont gens de bonne foi et charitables les uns envers les autres. "J'ay veu bien souvent, quant nous mengions, que s'il passoit ung povre homme aupres d'eulx, faisoient venir mengier avec nous: ce que nous, ne fesiesmes point."
Dans beaucoup d'endroits j'ai trouve qu'ils ne cuisent point leur pain la moitie de ce que l'est le notre. Il est mou, et a moins d'y etre accoutume, on a bien de la peine a le macher. Pour leur viande, ils la mangent crue, sechee au soleil. Cependant quand une de leurs betes, cheval ou chameau, est en danger de mort ou sans espoir, ils l'egorgent et la mangent non crue, un peu cuite. Ils sont tres-propres dans l'appret de leurs viandes; mais ils mangent tres-salement. Ils tiennent de meme fort, proprement leur barbe; mais jamais ils ne se lavent les mains que quand ils se baignent, qu'ils veulent faire leur priere, ou qu'ils se lavent la barbe ou le derriere.
Adene est une assez bonne ville marchande, bien fermee de murailles, situee en bon pays et assez voisine de la mer. Sur ses murs passe une grosse riviere qui vient des hautes montagnes d'Armenie et qu'on nomme Adena. Elle a un pont fort long et le plus large que j'aie jamais vu. Ses habitans et son amiral (son seigneur, son prince) sont Turcomans: cet amiral est le frere de ce brave Ramedang que le soudan fit mourir ainsi que je l'a raconte. On m'a dit meme que le soudan a entre les mains son fils, et qu'il n'ose le laisser retourner en Turcomanie.
D'Adene j'allai a Therso que nous appellons Tharse. Le pays, fort beau encore, quoique voisin des montagnes, est habite par des Turcomans, dont les uns logent dans des villages et les autres sous des pavillons. Le canton ou est batie Tharse abonde en ble, vins, bois et eaux. Elle fut une ville fameuse, et l'on y voit encore de tres-anciens edifices. Je crois que c'est celle qu'assiegea Baudoin, frere de Godefroi de Bouillon. Aujourd'hui elle a un amiral nomme par le soudan, et il y demeure plusieurs Maures. Elle est defendue par un chateau, par des fosses a glacis et par une double enceinte de murailles, qui en certains endroits est triple. Une petite riviere la traverse, et a peu de distance il en coule une autre.
J'y trouvai un marchand de Cypre, nomme Antoine, qui depuis long-temps demeuroit dans le pays et en savoit bien la languei. Il m'en parla pertinemment; mais il me fit un autre plaisir, celui de me donner de bon vin, car depuis plusieurs jours je n'en avois point bu.
Tharse n'est qu'a soixante milles du Korkene (Curco), chateau construit sur la mer, et qui appartient au roi de Cypre.
Dans tout ce pays on parle Turc, et on commence meme a le parler des Antioche, qui est, comme je l'ai dit, la capitale de Turcomanie. "C'est un tres-beau langaige, et brief, et bien aisie pour aprendre."
Comme nous avions a traverser les hautes montagnes d'Armenie, Hoyarbarach, le chef de notre caravane, voulut qu'elle fut toute reunie; et dans ce dessein il attendit quelques jours. Enfin nous partimes la veille de la Toussaint. Le mamelouck m'avoit conseille de m'approvisioner pour quatre journees. En consequence j'achetai pour moi une provision de pain et de fromage, et pour mon cheval une autre d'orge et de paille.
Au sortir de Tharse je fis encore trois lieues Francaises a travers un beau pays de plaines, peuple de Turcomans; mais enfin j'entrai dans les montagnes, montagnes les plus hautes que j'aie encore vues. Elles enveloppent par trois cotes tout le pays que j'avois parcouru depuis Antioche. L'autre partie est fermee au midi par la mer.
D'abord on a des bois a traverser. Ce chemin dure tout un jour, et il n'est pas malaise. Nous logeames le soir dans un passage etroit ou il me parut que jadis il y avoit eu un chateau. La seconde journee n'eut point de mauvaise route encore, et nous vinmes passer la nuit dans un caravanserai. La troisieme, nous cotoyames constamment une petite riviere, et vimes dans les montagnes une multitude immense de perdrix griaches. Notre halte du soir fut dans une plaine d'environ une lieue de longueur sur un quart de large.
La se rencontrent quatre grandes combes (vallees). L'une est celle par laquelle nous etions venus; l'autre, qui perce au nord, tire vers le pays du seigneur, qu'on appelle Turcgadirony, et vers la Perse; la troisieme s'etend au Levant, et j'ignore si elle conduit de meme a la Perse; la derniere enfin est au couchant, et c'est celle que j'ai prise, et qui m'a conduit au pays du karman. Chacune des quatre a une riviere, et les quatre rivieres se rendent dans ce dernier pays.
Il neigea beaucoup pendant la nuit. Pour garantir mon cheval, je le couvris avec mon capinat, cette robe de feutre qui me servoit de manteau. Mais moi j'eus froid, et il me prit une maladie qui est malhonnete (le devoiement): j'eusse meme ete en danger, sans mon mamelouck, qui me secourut et qui me fit sortir bien vite de ce lieu.
Nous partimes donc de grand matin tous deux, et entrames dans les hautes montagnes. Il y a la un chateau nomme Cublech, le plus eleve que je connoisse. On le voit a une distance de deux journees. Quelquefois cependant on lui tourne le dos, a cause des detours qu'occasionnent les montagnes; quelquefois aussi on cesse de le voir, parce qu'il est cache par des hauteurs: mais on ne peut penetrer au pays du karman qu'en passant au pied de celle ou il est bati. Le passage est etroit. Il a fallu meme en quelques parties l'ouvrir au ciseau; mais par-tout il est domine par le Cublech. Ce chateau, le dernier [Footnote: Ce mot dernier signifie probablement ici le plus recule, le plus eloigne a la frontiere.] de ceux qu'ont perdus les Armeniens, appartient aujourd'hui au karman, qui l'a eu en partage a la mort de Ramedang.
Ces montagnes sont couvertes de neige en tout temps, et il n'y a qu'un passage pour les chevaux, quoiqu'on y trouve de temps en temps de jolies petites plaines. Elles sont dangereuses, par les Turcomans qui y sont repandus; mais pendant les quatre jours de marche que j'y ai faite, je n'y ai pas vu une seule habitation.
Quand on quitte les montagnes d'Armenie pour entrer dans le pays du karman, on en trouve d'autres qu'il faut traverser encore. Sur l'une de celles-ci est une gorge avec un chateau nomme Leve, ou l'on paie au karman un droit de passage. Ce peage etoit afferme a un Grec, qui, en me voyant, me reconnut a mes traits pour chretien, et m'arreta. Si j'avois ete oblige de retourner, j'etois un homme mort, et on me l'a dit depuis: avant d'avoir fait une demi lieue j'eusse ete egorge; car la caravane etpit encore fort loin. Heureusement mon mamelouk gagna le Grec, et, moyennant deux ducats que je lui donnai, il me livra passage.
Plus loin est le chateau d'Asers, et par-de-la le chateau une ville nommee Araclie (Eregli).
En debouchant des montagnes on entre dans un pays aussi uni que la mer; cependant on y voit encore vers la tremontane (le nord) quelques hauteurs qui, semees d'espace en espace, semblent des iles au milieu des flots. C'est dans cette plaine qu'est Eregli, ville autrefois fermee, et aujourd'hui dans un grand delabrement. J'y trouvai au moins des vivres; car, dans mes quatre jours de marche depuis Tharse, la route ne m'avoit offert que de l'eau. Les environs de la ville sont couverts de villages habites en tres-grande partie par des Turcomans.
Au sortir d'Eregli nous trouvames deux gentilshommes du pays qui paroissoient gens de distinction; ils firent beaucoup d'amitie au mamelouck, et le menerent, pour le regaler a un village voisin dont les habitations son toutes creusees dans le roc. Nous y passames la nuit; mais moi je fus oblige de passer dans une caverne le reste du jour, pour y garder nos chevaux. Quand le mamelouck revint, il me dit que ces deux hommes lui avoient demande qui j'etois, et qu'il leur avoit repondu, en leur donnant le change, que j'etois un Circassien qui ne savoit point parler Arabe.
D'Eregli a Larande, ou nous allames, il y a deux journees. Cette ville-ci, quoique non close, est grande, marchande et bien situee. Il y avoit autrefois au centre un grand et fort chateau dont on voit encore les portes, qui sont en fer et tres-belles; mais les murs sont abbatus. D'une ville a l'autre on a, comme je l'ai dit, un beau pays plat; et depuis Leve je n'ai pas vu un seul arbre qui fut en rase campagne.
Il y avoit a Larande deux gentilshommes de Cypre, dont l'un s'appelloit Lyachin Castrico; l'autre, Leon Maschero, et qui tous deux parloient assez bien Francais. [Footnote: Les Lusignan, devenus rois de Cypre sur la fin du douzieme siecle, avoient introduit dans cette ile la langue Francaise. C'est en Cypre, au passage de saint Louis pour sa croisade d'Egypte que fut fait et publie ce code qu'on appela Assises de Jerusalem, et qui devint le code des Cypriots. La langue Francaise continua d'etre celle de la cour et des gens bien eleves.] Ils me demanderent quelle etoit ma patrie, et comment je me trouvais la. Je leur repondis que j'etois serviteur de monseigneur de Bourgogne, que je venois de Jerusalem et de Damas, et que j'avois suivi la caravane. Ils me parurent tres-emerveilles de ce que j'avois pu passer; mais quand ils m'eurent demande ou j'allois, et que j'ajoutai que je retournois par terre en France vers mondit seigneur, ils me dirent que c'etoit chose impossible, et que, quand j'aurois mille vies, je les perdrois toutes. En consequence ils me proposerent de retourner en Cypre avec eux. Il y avoit dans l'ile deux galeres qui etoient venues y chercher la soeur de roi, accorde en mariage au fils de monseigneur de Savoie, [Footnote: Louis, fils d'Amedee VIII. duc de Savoie. Il epousa en 1432 Anne de Lusignan fille de Jean II, roi de Cypre, mort au mois de Juin, et soeur de Jean III, qui alors etoit sur le trone.] et ils ne doutoient point que le roi, par amour et honneur pour monseigneur de Bourgogne, ne m'y accordat passage. Je leur repondis que puisque Dieu m'avoit fait la grace d'arriver a Larande, il me feroit probablement celle d'aller plus loin, et qu'au reste j'etois resolu d'achever mon voyage ou d'y mourir.
A mon tour je leur demandai ou ils alloient. Ils me dirent que leur roi venoit de mourir; que pendant sa vie il avoit toujours entretenu treve avec le grand karman, et que le jeune roi et son conseil les envoyoit vers lui pour renouveller l'alliance. Moi, qui etois curieux de connoitre ce grand prince que sa nation considere comme nous notre roi, je les priai de permettre que je les accompagnasse; et ils y consentirent.
Je trouvai a Larande un autre Cypriot. Celui-ci, nomme Perrin Passerot, et marchand, demeuroit depuis quelque temps dans le pays. Il etoit de Famagouste, et en avoit ete banni, parce qu'avec un de ses freres il avoit tente de remettre dans les mains du roi cette ville, qui etoit dans celles des Genois.
Mon mamelouck venoit de recontrer aussi cinq ou six de ses compatriotes. C'etoient de jeunes esclaves Circassiens que l'on conduisoit au soudan. Il voulut a leur passage les regaler; et comme il avoit appris qu'il se trouvoit a Larande des chretiens, et qu'il soupconnoit qu'ils auroient du vin, il me pria de lui en procurer. Je cherchai tant que, moyennant la moitie d'un ducat, je trouvai a en acheter demi-peau de chevre (une demi-outre), et je la lui donnai.
Il montra en la recevant une joie extreme, et alla aussitot trouver ses camarades, avec lesquelles il passa la nuit tout entiere a boire. Pour lui, il en prit tant que le lendemain, dans la route, il manqua d'en mourir; mais il se guerit par une methode qui leur est propre: dans ces cas-la, ils ont une tres-grande bouteille pleine d'eau, et a mesure que leur estomac se vide et se debarrasse, ils boivent de l'eau tant qu'ils peuvent en avaler, comme s'ils vouloient rincer une bouteille, puis ils la rendent et en avalent d'autre. Il employa ainsi a se laver tout le temps de la route jusqu'a midi, et il fut gueri entierement.
De Larande nous allames a Qulongue, appelee par les Grecs Quhonguopoly. [Footnote: Plus bas le copiste a ecrit Quohongue et Quhongue. J'ecrirai desormais Couhongue.] Il y a d'un lien a l'autre deux journees. Le pays est beau et bien garni de villages; mais il manque d'eau, et n'a, ni d'autres arbres que ceux qu'on a plantes pres des habitations pour avoir du fruit, ni d'autre riviere que celle qui coule pres de la ville.
Cette ville, grande, marchande, defendue par des fosses en glacis et par de bonnes murailles garnies de tours, est la meilleure qu'ait le karman. Il lui reste un petit chateau. Jadis elle en avoit un tres-fort, qui etoit construit au centre. On l'a jete bas pour y batir le palais du roi. [Footnote: L'auteur, d'apres ses prejuges Europeens, emploie ici le mot roi pour designer le prince, le souverain du pays.]
Je restai la quatre jours, afin de donner le temps a l'ambassadeur de Cypre, et a la caravane d'arriver. Il arriva, ainsi qu'elle. Alors j'allai demander a l'ambassadeur que, quand il iroit saluer le karman, il me permit de me joindre a sa suite, et il me promit. Cependant il avoit parmi ses esclaves quatre Grecs de Cypre renegats, dont l'un etoit son huissier d'armes, et qui tous quatre firent aupres de lui des efforts pour l'en detourner; mais il leur repondit qu'il n'y voyoit point d'inconvenient: d'ailleurs j'en avois temoigne tant d'envie qu'il se fit un plaisir de m'obliger.
On vint le prevenir de l'heure a laquelle il pourroit faire sa reverence au roi, lui exposer le sujet de son ambassade, et offrir ses presens; car c'est une coutume au-dela des mers qu'on ne paroit jamais devant un prince sans en apporter quelques-uns. Les siens etoient six pieces de camelot de Cypre, je ne sais combien d'aunes d'ecarlate, une quarantaine de pains de sucre, un faucon pelerin et deux arbaletes, avec une douzaine de vires. [Footnote: Vives, grosses fleches qu se lancoient avec l'arbalete.]
On envoya chez lui des genets pour apporter les presens; et, pour sa monture ainsi que pour sa suite, les chevaux qu'avoient laisses a la porte du palais ceux des grands qui etoient venus faire cortege au roi pendant la ceremonie.
Il en monta un, et mit pied a terre a l'entree du palais; apres quoi, nous entrames dans une tres-grande salle ou il pouvoit y avoir environ trois cents personnes. Le roi occupoit la chambre suivante, autour de laquelle etoient ranges trente esclaves, tous debout. Pour lui, il etoit dans un coin, assis sur un tapis par terre, selon la coutume du pays, vetu de drap d'or cramoisi, et le coude appuye sur un carreau d'une autre sorte de drap d'or. Pres de lui etoit son epee; en avant, son chancelier debout, et autour, a peu de distance, trois hommes assis.
D'abord on fit passer sous ses yeux les presens, qu'il parut a peine regarder; puis l'ambassadeur entra accompagne d'un trucheman, parce qu'il ne savoit point la langue Turque. Quand il eut fait sa reverence, le chancelier lui demanda la lettre dont il etoit porteur, et la lut tout haut. L'ambassadeur alors dit au roi, par son trucheman, que le roi de Cypre envoyoit le saluer, et qu'il le prioit de recevoir avec amitie les presens qu'il lui envoyoit.
Le roi ne lui repondit pas un mot. On le fit asseoir par terre, a leur maniere, mais audessous des trois personnes assises, et assez loin du prince. Alors celui-ci demanda comment se portoit son frere le roi de Cypre, et il lui fut repondu qu'il avoit perdu son pere, qu'il envoyoit renouveler l'alliance qui du vivant du mort, avoit subsiste entre les deux pays, et que pour lui il la desiroit fort. Je la souhaite egalement, dit le roi.
Celui-ci demanda encore a l'ambassadeur quand etoit mort le defunt, quel age avoit son successeur, s'il etoit sage, si son pays lui obeissoit bien; et comme a ces deux dernieres questions la reponse fut un oui, il temoigna en etre bien-aise.
Apres ces paroles on dit a l'ambassadeur de se lever. Il obeit, et prit conge du roi, qui ne se remua pas plus a son depart qu'il ne l'avoit fait a son arrivee. En sortant il trouva devant le palais les chevaux qui l'avoient amene. On lui en fit de nouveau monter un pour le reconduire a sa demeure; mais a peine y fut-il arrive que les huissiers d'armes se presenterent a lui. En pareilles ceremonies, c'est la coutume qu'on leur distribue de l'argent, et il en donna. |
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