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La Legende des Siecles
by Victor Hugo
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XII

QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAITRE

Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte, Qui tient une banniere inclinee, et qui porte Une jacque de vair taillee en eventail, Un heraut, fait ce cri devant le grand portail:

'Au nom de l'empereur clement et plein de gloire, —Dieu le protege!—peuple! il est pour tous notoire Que le traitre marquis Fabrice d'Albenga Jadis avec les gens des villes se ligna, Et qu'il a maintes fois guerroye le Saint-Siege; C'est pourquoi l'empereur tres clement,—Dieu protege L'empereur!—le citant a son haut tribunal, A pris possession de l'etat de Final.'

L'homme ajoute, dressant sa banniere penchee: —Qui me contredira, soit sa tete tranchee, Et ses biens confisques a l'empereur. J'ai dit.



XIII

SILENCE

Tout a coup on se tait; ce silence grandit, Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe Cet enfer a repris sa figure de tombe; Ce pandemonium, ivre d'ombre et d'orgueil, S'eteint; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil; Un prisonnier, un juge, un fantome; l'ancetre!

C'est Fabrice.

On l'amene a la merci du maitre. Ses blemes cheveux blancs couronnent sa paleur; Il a les bras lies au dos comme un voleur; Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie, Derriere le captif marche, sans qu'il le voie, Un homme qui tient haute une epee a deux mains.

Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains, Rit sans savoir pourquoi, rire etant son caprice. Dix valets de la lance environnent Fabrice. Le roi dit:—Le tresor est cache dans un lieu Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.

Fabrice lentement leve sa tete chauve Et se tait.

Le roi dit:—Es-tu sourd, compagnon?

Un reitre avec le doigt fait signe au roi que non. —Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme, Lion, tu vas japper ainsi qu'un epagneul. Ici, bourreaux!—Reponds, le tresor?

Et l'aieul Semble, droit et glace parmi les fers de lance, Avoir deja pris place en l'eternel silence.

Le roi dit:—Preparez les coins et les crampons. Pour la troisieme fois parleras-tu? Reponds.

Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses levres sorte, Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte, Avec un si superbe eclair, qu'il l'interdit; Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache —Je te trouve idiot et mal en point, et sache Que les jouets d'enfant etaient pour toi, vieillard! Ca, rends-moi ce tresor, fruit de tes vols, pillard! Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute, Et je vais envoyer sur la tour la plus haute Ta tete au bout d'un pieu se taire dans la nuit.

Mais l'aieul semble d'ombre et de pierre construit; On dirait qu'il ne sait pas meme qu'on lui parle.

—Le brodequin! A toi, bourreau! dit le roi d'Arle.

Le bourreau vient, la foule effaree ecoutait.

On entend l'os crier, mais la bouche se tait.

Toujours pret a frapper le prisonnier en traitre, Le coupe-tete jette un coup d'oeil a son maitre.

—Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert. Et, reprenant:

—Voyons, toi chevalier haubert, Hais cadet, toi marquis, mais batard, si tu donnes Ces quelques diamants de plus a mes couronnes, Si tu veux me livrer ce tresor, je te fais Prince, et j'ai dans mes ports dix galeres de Fez Dont je te fais present avec cinq cents esclaves.

Le vieillard semble sourd et muet.

—Tu me braves! Eh bien! tu vas pleurer, dit le fauve empereur.

XIV

RATBERT REND L'ENFANT A L'AIEUL

Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur Fremir, meme en cette ombre et meme en cette horde. Une civiere passe, il y pend une corde; Un linceul la recouvre; on la pose a l'ecart; On voit deux pieds d'enfants qui sortent du brancard. Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre, Tremble, et l'homme de chair sous cette homme de marbre Reparait; et Ratbert fait lever le drap noir.

C'est elle! Isora! pale, inexprimable a voir, Etranglee; et sa main crispee, et cela navre, Tient encore un hochet; pauvre petit cadavre!

L'aieul tressaille avec la force d'un geant; Formidable, il arrache au brodequin beant Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce; Les bras toujours lies, de l'epaule il repousse Tout ce tas de demons, et va jusqu'a l'enfant, Et sur ses deux genoux tombe, et son coeur se fend. Il crie en se roulant sur la petite morte:

—Tuee! ils l'ont tuee! et la place etait forte, Le pont avait sa chaine et la herse ses poids, On avait des fourneaux pour le soufre et la poix, On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche, Se defendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher A la figure avec les eclats du rocher! Non! on a dit: Entrez, et, par la porte ouverte, Ils sont entres! la vie a la mort s'est offerte! On a livre la place, on n'a point combattu! Voila la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu Affaire qu'a ce vieux miserable imbecile! Egorger un enfant, ce n'est pas difficile. Tout a l'heure, j'etais tranquille, ayant peu vu Qu'on tuat des enfants, et je disais: Pourvu Qu'Isora vive, eh bien! apres cela, qu'importe?— Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte! Penser que nous etions la tous deux hier encor! Elle allait et venait dans un gai rayon d'or; Cela jouait toujours, pauvre mouche ephemere! C'etait la petite ame errante de sa mere! Le soir, elle posait son doux front sur mon sein, Et dormait...—Ah! brigand! assassin! assassin!

Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire, Tant c'etait la douleur d'un lion et d'un pere, Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait!

—Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset! Je disais: Fais-toi belle, enfant! Je parais l'ange Pour le spectre.—Oh! ris donc la-bas, femme de fange! Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois Qu'on peut se confier aux paroles des rois Et qu'un hote n'est pas une bete feroce! Le roi, les chevaliers, l'eveque avec sa crosse, Ils sont venus, j'ai dit: Entrez; c'etaient des loups! Est-ce qu'ils ont marche sur elle avec des clous Qu'elle est toute meurtrie? Est-ce qu'ils l'ont battue? Et voila maintenant nos filles qu'on nous tue Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat! Je voudrais que quelqu'un d'honnete m'expliquat Cet evenement-ci, voila ma fille morte! Dire qu'un empereur vient avec une escorte, Et que des gens nommes Farnese, Spinola, Malaspina, Cibo, font de ces choses-la, Et qu'on se met a cent, a mille, avec ce pretre, Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traitre, Et que l'enfant est la, mort, et que c'est un jeu; C'est a se demander s'il est encore un Dieu, Et si, demain, apres de si laches desastres, Quelqu'un osera faire encor lever les astres! M'avoir assassine ce petit etre-la! Mais c'est affreux d'avoir a se mettre cela Dans la tete, que c'est fini, qu'ils l'ont tuee, Qu'elle est morte!—Oh! ce fils de la prostituee, Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompe! O Dieu! de quel demon est cet homme echappe? Vraiment! est-ce donc trop esperer que de croire Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire, Massacrer des enfants, broyer des orphelins, Des anges, de clarte celeste encor tout pleins? Mais c'est qu'elle est la, morte, immobile, insensible! je n'aurais jamais cru que cela fut possible. Il faut etre le fils de cette infame Agnes! Rois! j'avais tort jadis quand je vous epargnais; Quand, pouvant vous briser au front le diademe, je vous lachais, j'etais un scelerat moi-meme, j'etais un meurtrier d'avoir pitie de vous! Oui, j'aurais du vous tordre entre mes serres, tous! Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abimes Reculer la limite effroyable des crimes De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas D'abominations, de maux et d'attentats, De tuer des enfants et de tuer des femmes, Sous pretexte qu'on fut, parmi les oriflammes Et les clairons, sacre devant le monde entier Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier? Que voulez-vous qu'on fasse a de tels miserables? Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables! Ce chef-d'oeuvre du Dieu vivant, l'avoir detruit! Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit, Dieu juste, a donc ete de ce monstre nourrice? Un tel homme suffit pour qu'un siecle pourrisse. Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois. Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois? Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve, Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve? Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit, Ratbert, empereur, roi, cesar, escroc, bandit! O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient, Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu, Et ta mere publique, et ton pere inconnu! Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux etre Qui joue a notre porte et sous notre fenetre, Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs, Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs, Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre, Puisque les empereurs laissent les forcats vivre, Et puisque Dieu, temoin des deuils et des horreurs, Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!'

XV

LES DEUX TETES

Ratbert en ce moment, distrait jusqu'a sourire, Ecoutait Afranus a voix basse lui dire: —Majeste, le caveau du tresor est trouve.

L'aieul pleurait.

—Un chien, au coin des murs creve, Est un etre enviable aupres de moi. Va, pille, Vole, egorge, empereur! O ma petite fille, Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, o mon Dieu! Elle ne va donc pas me regarder un peu? Mon enfant! Tous les jours nous allions dans les lierres. Tu disais: Vois les fleurs, et moi. Prends garde aux pierres! Et je la regardais, et je crois qu'un rocher Se fut attendri rien qu'en la voyant marcher. Helas! avoir eu foi dans ce monstrueux drole! Mets ta tete adoree aupres de mon epaule. Est-ce que tu m'en veux? C'est moi qui suis la! Dis, Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis! Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite! Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte; Et ce sera mon sort, a moi, le vieux vainqueur, Qu'a deux reprises Dieu m'ait arrache le coeur, Et qu'il ait retire de ma poitrine amere L'enfant, apres m'avoir ote du flanc la mere! Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet etre si doux? Je n'etais pourtant pas revolte contre vous, Et je consentais presque a ne plus avoir qu'elle. Morte! et moi, je suis la, stupide qui l'appelle! Oh! si je n'avais pas les bras lies, je crois Que je rechaufferais ses pauvres membres froids. Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupee. Elle saigne.

Ratbert, bleme et la main crispee, Le voyant a genoux sur son ange dormant, Dit:—Porte-glaive, il est ainsi commodement.

Le porte-glaive fit, n'etant qu'un miserable, Tomber sur l'enfant mort la tete venerable.

Et voici ce qu'on vit dans ce meme instant-la: La tete de Ratbert sur le pave roula, Hideuse, comme si le meme coup d'epee, Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupee.

L'horreur fut inouie; et tous, se retournant, Sur le grand fauteuil d'or du trone rayonnant Apercurent le corps de l'empereur sans tete, Et son cou d'ou sortait, dans un bruit de tempete, Un flot rouge, un sanglot de pourpre, eclaboussant Les convives, le trone et la table, de sang. Alors dans la clarte d'abime et de vertige Qui marque le passage enorme d'un prodige, Des deux tetes on vit l'une, celle du roi, Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi Dont l'expiation formidable est la regle, Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle.

XVI

APRES JUSTICE FAITE

L'ombre couvre a present Ratbert, l'homme de nuit. Nos peres—c'est ainsi qu'un nom s'evanouit— Defendaient d'en parler, et du mur de l'histoire Les ans ont efface cette vision noire.

Le glaive qui frappa ne fut point apercu; D'ou vint ce sombre coup, personne ne l'a su; Seulement, ce soir-la, bechant pour se distraire, Heraclius le Chauve, abbe de Joug-Dieu, frere D'Acceptus, archeveque et primat de Lyon, Etant aux champs avec le diacre Pollion, Vit, dans les profondeurs par les vents remuees, Un archange essuyer son epee aux nuees.

LA ROSE DE L'INFANTE

Elle est toute petite, une duegne la garde. Elle tient a la main une rose, et regarde. Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L'eau, Un bassin qu'assombrit le pin et le bouleau; Ce qu'elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches, Le bercement des flots sous la chanson des branches, Et le profond jardin rayonnant et fleuri. Tout ce bel ange a l'air dans la neige petri. On voit un grand palais comme au fond d'une gloire, Un parc, de clairs viviers ou les biches vont boire, Et des paons etoiles sous les bois chevelus. L'innocence est sur elle une blancheur de plus; Toutes ses graces font comme un faisceau qui tremble. Autour de cette enfant l'herbe est splendide et semble Pleine de vrais rubis et de diamants fins; Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins. Elle se tient au bord de l'eau; sa fleur l'occupe. Sa basquine est en point de Genes; sur sa jupe Une arabesque, errant dans les plis du satin, Suit les mille detours d'un fil d'or florentin. La rose epanouie et toute grande ouverte, Sortant du frais bouton comme d'une urne ouverte, Charge la petitesse exquise de sa main; Quand l'enfant, allongeant ses levres de carmin, Fronce, en la respirant, sa riante narine, La magnifique fleur, royale et purpurine, Cache plus qu'a demi ce visage charmant, Si bien que l'oeil hesite, et qu'on ne sait comment Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue, Et si l'on voit la rose ou si l'on voit la joue. Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun. En elle tout est joie, enchantement, parfum; Quel doux regard, l'azur! et quel doux nom, Marie! Tout est rayon: son oeil eclaire et son nom prie. Pourtant, devant la vie et sous le firmament, Pauvre etre! elle se sent tres grande vaguement; Elle assiste au printemps, a la lumiere, a l'ombre, Au grand soleil couchant horizontal et sombre, A la magnificence eclatante du soir, Aux ruisseaux murmurants qu'on entend sans les voir, Aux champs, a la nature eternelle et sereine, Avec la gravite d'une petite reine; Elle n'a jamais vu l'homme que se courbant; Un jour, elle sera duchesse de Brabant; Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne. Elle est l'infante, elle a cinq ans, elle dedaigne. Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs Portent un cercle d'ombre, et leurs pas chancelants Sont des commencements de regne. Elle respire Sa fleur en attendant qu'on lui cueille un empire; Et son regard, deja royal, dit: C'est a moi. Il sort d'elle un amour mele d'un vague effroi. Si quelqu'un, la voyant si tremblante et si frele, Fut-ce pour la sauver mettait la main sur elle, Avant qu'il eut pu faire un pas ou dire un mot, Il aurait sur le front l'ombre de l'echafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose Que de vivre et d'avoir dans la main une rose, Et d'etre la devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s'eteint; les nids chuchotent, querelleurs; Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre; La rougeur monte au front des deesses de marbre Qui semblent palpiter sentant venir la nuit; Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit, Plus de flamme; le soir mysterieux recueille Le soleil sous la vague et l'oiseau sous la feuille.

Pendant que l'enfant rit, cette fleur a la main, Dans le vaste palais catholique romain Dont chaque ogive semble au soleil une mitre, Quelqu'un de formidable est derriere la vitre; On voit d'en bas une ombre, au fond d'une vapeur, De fenetre en fenetre errer, et l'on a peur; Cette ombre au meme endroit, comme en un cimetiere, Parfois est immobile une journee entiere; C'est un etre effrayant qui semble ne rien voir; Il rode d'une chambre a l'autre, pale et noir; Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe. Spectre bleme! Son ombre aux feux du soir s'allonge; Son pas funebre est lent, comme un glas de beffroi; Et c'est la Mort, a moins que ce ne soit le Roi.

C'est lui; l'homme en qui vit et tremble le royaume. Si quelqu'un pouvait voir dans l'oeil de ce fantome, Debout en ce moment l'epaule contre un mur, Ce qu'on apercevrait dans cet abime obscur, Ce n'est pas l'humble enfant, le jardin, l'eau moiree Refletant le ciel d'or d'une claire soiree, Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux. Non; au fond de cet oeil, comme l'onde vitreux, Sous ce fatal sourcil qui derobe a la sonde Cette prunelle autant que l'ocean profonde, Ce qu'on distinguerait, c'est, mirage mouvant, Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent, Et, dans l'ecume, au pli des vagues, sous l'etoile, L'immense tremblement d'une flotte a la voile, Et, la-bas, sous la brume, une ile, un blanc rocher, Ecoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l'heure ou nous sommes, Emplit le froid cerveau de ce maitre des hommes, Et qui fait qu'il ne peut rien voir autour de lui. L'armada, formidable et flottant point d'appui Du levier dont il va soulever tout un monde, Traverse en ce moment l'obscurite de l'onde; Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur, Et son tragique ennui n'a plus d'autre lueur.

Philippe deux etait une chose terrible. Iblis dans le Coran et Cain dans la Bible Sont a peine aussi noirs qu'en son Escurial Ce royal spectre, fils du spectre imperial. Philippe deux etait le Mal tenant le glaive. Il occupait le haut du monde comme un reve. Il vivait; nul n'osait le regarder; l'effroi Faisait une lumiere etrange autour du roi; On tremblait rien qu'a voir passer ses majordomes; Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes, Avec l'abime, avec les astres du ciel bleu! Tant semblait grande a tous son approche de Dieu! Sa volonte fatale, enfoncee, obstinee, Etait comme un crampon mis sur la destinee; Il tenait l'Amerique et l'Inde, il s'appuyait Sur l'Afrique, il regnait sur l'Europe, inquiet Seulement du cote de la sombre Angleterre; Sa bouche etait silence et son ame mystere; Son trone etait de piege et de fraude construit; Il avait pour soutien la force de la nuit; L'ombre etait le cheval de sa statue equestre. Toujours vetu de noir, ce tout-puissant terrestre Avait l'air d'etre en deuil de ce qu'il existait; Il ressemblait au sphinx qui digere et se tait, Immuable; etant tout, il n'avait rien a dire. Nul n'avait vu ce roi sourire; le sourire N'etant pas plus possible a ces levres de fer Que l'aurore a la grille obscure de l'enfer. S'il secouait parfois sa torpeur de couleuvre, C'etait pour assister le bourreau dans son oeuvre, Et sa prunelle avait pour clarte le reflet Des buchers sur lesquels par moments il soufflait. Il etait redoutable a la pensee, a l'homme, A la vie, au progres, au droit, devot a Rome; C'etait Satan regnant au nom de Jesus-Christ; Les choses qui sortaient de son nocturne esprit Semblaient un glissement sinistre de viperes. L'Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires, Jamais n'illuminaient leurs livides plafonds; Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons; Les trahisons pour jeu, l'auto-da-fe pour fete. Les rois troubles avaient au-dessus de leur tete Ses projets dans la nuit obscurement ouverts; Sa reverie etait un poids sur l'univers; Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre; Sa priere faisait le bruit sourd d'une foudre; De grands eclairs sortaient de ses songes profonds. Ceux auxquels il pensait disaient: Nous etouffons. Et les peuples, d'un bout a l'autre de l'empire, Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d'or au cou, On dirait du destin la froide sentinelle; Son immobilite commande; sa prunelle Luit comme un soupirail de caverne; son doigt Semble, ebauchant un geste obscur que nul ne voit, Donner un ordre a l'ombre et vaguement l'ecrire. Chose inouie! il vient de grincer un sourire. Un sourire insondable, impenetrable, amer. C'est que la vision de son armee en mer Grandit de plus en plus dans sa sombre pensee; C'est qu'il la voit voguer par son dessein poussee, Comme s'il etait la, planant sous le zenith; Tout est bien; l'ocean docile s'aplanit, L'armada lui fait peur comme au deluge l'arche; La flotte se deploie en bon ordre de marche, Et, les vaisseaux gardant les espaces fixes, Echiquier de tillacs, de ponts, de mats dresses, Ondule sur les eaux comme une immense claie. Ces vaisseaux sont sacres, les flots leur font la haie; Les courants, pour aider les nefs a debarquer, Ont leur besogne a faire et n'y sauraient manquer; Autour d'elles la vague avec amour deferle, L'ecueil se change en port, l'ecume tombe en perle Voici chaque galere avec son gastadour; Voila ceux de l'Escaut, voila ceux de l'Adour; Les cent mestres de camp et les deux connetables; L'Allemagne a donne ses ourques redoutables, Naples ses brigantins, Cadix ses galions, Lisbonne ses marins, car il faut des lions. Et Philippe se penche, et, qu'importe l'espace? Non seulement il voit, mais il entend. On passe, On court, on va. Voici le cri des porte-voix, Le pas des matelots courant sur les pavois, Les mocos, l'amiral appuye sur son page, Les tambours, les sifflets des maitres d'equipage, Les signaux pour la mer, l'appel pour les combats, Le fracas sepulcral et noir du branle-bas. Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles? Les voiles font un vaste et sourd battement d'ailes; L'eau gronde, et tout ce groupe enorme vogue, et fuit, Et s'enfle et roule avec un prodigieux bruit. Et le lugubre roi sourit de voir groupees Sur quatre cents navires quatre-vingt mille epees. O rictus du vampire assouvissant sa faim! Cette pale Angleterre, il la tient donc enfin! Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres. Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres; Qui pourrait delier ce faisceau dans son poing? N'est-il pas le seigneur qu'on ne contredit point? N'est-il pas l'heritier de Cesar? le Philippe Dont l'ombre immense va du Gange au Pausilippe? Tout n'est-il pas fini quand il a dit: Je veux! N'est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux? N'est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte, Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote Et que la mer charrie ainsi qu'elle le doit? Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt Toits ces dragons ailes et noirs, essaim sans nombre? N'est-il pas, lui, le roi? n'est-il pas l'homme sombre A qui ce tourbillon de monstres obeit? Quand Beit-Cifresil, fils d'Abdallah-Beit, Eut creuse le grand puits de la mosquee, au Caire, Il y grava: 'Le ciel est a Dieu; j'ai la terre.' Et, comme tout se tient, se mele et se confond, Tous les tyrans n'etant qu'un seul despote au fond, Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence, L'infante tient toujours sa rose gravement, Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment. Soudain un souffle d'air, une de ces haleines Que le soir fremissant jette a travers les plaines, Tumultueux zephyr effleurant l'horizon, Trouble l'eau, fait fremir les joncs, met un frisson Dans les lointains massifs de myrte et d'asphodele, Vient jusqu'au bel enfant tranquille, et, d'un coup d'aile, Rapide, et secouant meme l'arbre voisin, Effeuille brusquement la fleur dans le bassin, Et l'infante n'a plus dans la main qu'une epine. Elle se penche, et voit sur l'eau cette ruine; Elle ne comprend pas; qu'est-ce donc? Elle a peur; Et la voila qui cherche au ciel avec stupeur Cette brise qui n'a pas craint de lui deplaire. Que faire? le bassin semble plein de colere; Lui, si clair tout a l'heure, il est noir maintenant; Il a des vagues; c'est une mer bouillonnant; Toute la pauvre rose est eparse sur l'onde; Ses cent feuilles que noie et roule l'eau profonde, Tournoyant, naufrageant, s'en vont de tous cotes Sur mille petits flots par la brise irrites; On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre. —'Madame,' dit la duegne avec sa face d'ombre A la petite fille etonnee et revant, 'Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.'



LES RAISONS DU MOMOTOMBO

Trouvant les tremblements de terre trop frequents, Les rois d'Espagne ont fait baptiser les volcans Du royaume qu'ils ont en dessous de la sphere; Les volcans n'ont rien dit et se sont laisse faire, Et le Momotombo lui seul n'a pas voulu. Plus d'un pretre en surplis, par le Saint-Pere elu, Portant le sacrement que l'Eglise administre, L'oeil au ciel, a monte la montagne sinistre; Beaucoup y sont alles, pas un n'est revenu.

O vieux Momotombo, colosse chauve et nu, Qui songes pres des mers, et fais de ton cratere Une tiare d'ombre et de flamme a la terre, Pourquoi, lorsqu'a ton seuil terrible nous frappons, Ne veux-tu pas du Dieu qu'on t'apporte? Reponds.

La montagne interrompt son crachement de lave, Et le Momotombo repond d'une voix grave:

—Je n'aimais pas beaucoup le dieu qu'on a chasse. Cet avare cachait de l'or dans un fosse; Il mangeait de la chair humaine; ses machoires Etaient de pourriture et de sang toutes noires; Son antre etait un porche au farouche carreau, Temple-sepulcre orne d'un pontife-bourreau; Des squelettes riaient sous ses pieds; les ecuelles Ou cet etre buvait le meurtre etaient cruelles; Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet; Toujours entre ses dents un cadavre saignait; Ce spectre noircissait le firmament sublime. J'en grondais quelquefois au fond de mon abime. Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants, Et du cote d'ou vient le jour, des hommes blancs, Je les ai bien recus, trouvant que c'etait sage. L'ame a certainement la couleur du visage, Disais-je, l'homme blanc, c'est comme le ciel bleu, Et le dieu de ceux-ci doit etre un tres bon dieu. On ne le verra point de meurtres se repaitre.— J'etais content; j'avais horreur de l'ancien pretre. Mais quand j'ai vu comment travaille le nouveau, Quand j'ai vu flamboyer, ciel juste! a mon niveau, Cette torche lugubre, apre, jamais eteinte, Sombre, que vous nommez l'Inquisition sainte; Quand j'ai pu voir comment Torquemada s'y prend Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant, Comment il civilise, et de quelle maniere Le saint office enseigne et fait de la lumiere; Quand j'ai vu dans Lima d'affreux geants d'osier, Pleins d'enfants, petiller sur un large brasier, Et le feu devorer la vie, et les fumees Se tordre sur les seins des femmes allumees; Quand je me suis senti parfois presque etouffe Par l'acre odeur qui sort de votre auto-da-fe, Moi qui ne brulais rien que l'ombre en ma fournaise, J'ai pense que j'avais eu tort d'etre bien aise; J'ai regarde de pres le dieu de l'etranger, Et j'ai dit:—Ce n'est pas la peine de changer.



LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

Tom Robin, matelot de Douvre, Au Phare nous abandonna Pour aller voir si l'on decouvre Satan, que l'archange enchaina, Quand un baillement noir entr'ouvre La gueule rouge de l'Etna.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

En Calabre, une Tarentaise Rendit fou Spitafangama; A Gaete, Ascagne fut aise De rencontrer Michellema; L'amour ouvrit la parenthese, Le mariage la ferma.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

A Naple, Ebid, de Macedoine, Fut pendu; c'etait un faquin. A Capri, l'on nous prit Antoine Aux galeres pour un sequin! A Malte, Ofani se fit moine Et Gobbo se fit arlequin.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

Autre perte. Andre, de Pavie, Pris par les Turcs a Lipari, Entra, sans en avoir envie, Au serail, et, sous cet abri, Devint vertueux pour la vie.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

Puis, trois de nous, que rien ne gene, Ni loi, ni dieu, ni souverain, Allerent, pour le prince Eugene Aussi bien que pour Mazarin, Aider Fuentes a prendre Gene Et d'Harcourt a prendre Turin.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

Vers Livourne nous rencontrames Les vingt voiles de Spinola. Quel beau combat! Quatorze prames Et six galeres etaient la; Mais, bah! rien qu'au bruit de nos rames Toute la flotte s'envola.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

A Notre-Dame de la Garde, Nous eumes un charmant tableau; Lucca Diavolo par megarde Prit sa femme a Pier'Angelo; Sur ce, l'ange se mit en garde, Et jeta le diable dans l'eau.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

A Palma, pour suivre Pescaire, Huit nous quitterent tour a tour; Mais cela ne nous troubla guere; On ne s'arreta pas un jour. Devant Alger on fit la guerre, A Gibraltar on fit l'amour.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

A nous dix, nous primes la ville; —Et le roi lui meme!—Apres quoi, Maitres du port, maitre de l'ile, Ne sachant qu'en faire, ma foi, D'une maniere tres civile, Nous rendimes la ville au roi.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

On fit ducs et grands de Castille Mes neuf compagnons de bonheur, Qui s'en allerent a Seville Epouser des dames d'honneur. Le roi me dit: '—Veux-tu ma fille?' Et je lui dis: '—Merci, seigneur!'

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

'J'ai, la-bas, ou des flots sans nombre Mugissent dans les nuits d'hiver, Ma belle farouche a l'oeil sombre, Au sourire charmant et fier, Qui, tous les soirs, chantant dans l'ombre, Vient m'attendre au bord de la mer.

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.

'J'ai ma Faenzette a Fiesone. C'est la que mon coeur est reste. Le vent fraichit, la mer frissonne, Je m'en retourne en verite! O roi! ta fille a la couronne, Mais Faenzette a la beaute!'

En partant du golfe d'Otrante, Nous etions trente; Mais, en arrivant a Cadiz, Nous etions dix.



APRES LA BATAILLE

Mon pere, ce heros au sourire si doux, Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille, Parcourait a cheval, le soir d'une bataille, Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit. C'etait un Espagnol de l'armee en deroute Qui se trainait sanglant sur le bord de la route, Ralant, brise, livide, et mort plus qu'a moitie, Et qui disait:—A boire, a boire par pitie!— Mon pere, emu, tendit a son housard fidele Une gourde de rhum qui pendait a sa selle, Et dit:—Tiens, donne a boire a ce pauvre blesse.— Tout a coup, au moment ou le housard baisse Se penchait vers lui, l'homme, une espece de Maure, Saisit un pistolet qu'il etreignait encore, Et vise au front mon pere en criant: Caramba! Le coup passa si pres que le chapeau tomba Et que le cheval fit un ecart en arriere. —Donne-lui tout de meme a boire, dit mon pere.



LE CRAPAUD

Que savons-nous? qui donc connait le fond des choses? Le couchant rayonnait dans les nuages roses; C'etait la fin d'un jour d'orage, et l'occident Changeait l'ondee en flamme en son brasier ardent; Pres d'une orniere, au bord d'une flaque de pluie, Un crapaud regardait le ciel, bete eblouie; Grave, il songeait; l'horreur contemplait la splendeur. (Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur? Helas! le bas-empire est couvert d'Augustules, Les Cesars de forfaits, les crapauds de pustules, Comme le pre de fleurs et le ciel de soleils!) Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils; L'eau miroitait, melee a l'herbe, dans l'orniere; Le soir se deployait ainsi qu'une banniere; L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli; Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde; et, plein d'oubli, Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colere, Doux, regardait la grande aureole solaire. Peut-etre le maudit se sentait-il beni; Pas de bete qui n'ait un reflet d'infini; Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche L'eclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche; Pas de monstre chetif, louche, impur, chassieux, Qui n'ait l'immensite des astres dans les yeux. Un homme qui passait vit la hideuse bete, Et, fremissant, lui mit son talon sur la tete; C'etait un pretre ayant un livre qu'il lisait; Puis une femme, avec une fleur au corset, Vint et lui creva l'oeil du bout de son ombrelle; Et le pretre etait vieux, et la femme etait belle. Vinrent quatre ecoliers, sereins comme le ciel. —J'etais enfant, j'etais petit, j'etais cruel;— Tout homme sur la terre, ou l'ame erre asservie, Peut commencer ainsi le recit de sa vie. On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux, On a sa mere, on est des ecoliers joyeux, De petits hommes gais, respirant l'atmosphere A pleins poumons, aimes, libres, contents; que faire, Sinon de torturer quelque etre malheureux? Le crapaud se trainait au fond du chemin creux. C'etait l'heure ou des champs les profondeurs s'azurent. Fauve, il cherchait la nuit; les enfants l'apercurent Et crierent:—Tuons ce vilain animal, Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal!— Et chacun d'eux, riant,—l'enfant rit quand il tue,— Se mit a le piquer d'une branche pointue, Elargissant le trou de l'oeil creve, blessant Les blessures, ravis, applaudis du passant; Car les passants riaient; et l'ombre sepulcrale Couvrait ce noir martyr qui n'a pas meme un rale, Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait Sur ce pauvre etre ayant pour crime d'etre laid; Il fuyait; il avait une patte arrachee; Un enfant le frappait d'une pelle ebrechee; Et chaque coup faisait ecumer ce proscrit Qui, meme quand le jour sur sa tete sourit, Meme sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave; Et les enfants disaient: Est-il mechant! il bave! Son front saignait; son oeil pendait; dans le genet Et la ronce, effroyable a voir, il cheminait; On eut dit qu'il sortait de quelque affreuse serre. Oh! la sombre action, empirer la misere! Ajouter de l'horreur a la difformite! Disloque, de cailloux en cailloux cahote, Il respirait toujours; sans abri, sans asile, Il rampait; on eut dit que la mort, difficile, Le trouvait si hideux qu'elle le refusait; Les enfants le voulaient saisir dans un lacet, Mais il leur echappa, glissant le long des haies; L'orniere etait beante, il y traina ses plaies Et s'y plongea sanglant, brise, le crane ouvert, Sentant quelque fraicheur dans ce cloaque vert, Lavant la cruaute de l'homme en cette boue; Et les enfants, avec le printemps sur la joue, Blonds, charmants, ne s'etaient jamais tant divertis. Tous parlaient a la fois, et les grands aux petits Criaient: Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre, Allons pour l'achever prendre une grosse pierre! Tous ensemble, sur l'etre au hasard execre, Ils fixaient leurs regards, et le desespere Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles. —Helas! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles; Quand nous visons un point de l'horizon humain, Ayons la vie, et non la mort, dans notre main.— Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase; C'etait de la fureur et c'etait de l'extase; Un des enfants revint, apportant un pave Pesant, mais pour le mal aisement souleve, Et dit:—Nous allons voir comment cela va faire.— Or, en ce meme instant, juste a ce point de terre, Le hasard amenait un chariot tres lourd Traine par un vieux ane ecloppe, maigre et sourd; Cet ane harasse, boiteux et lamentable, Apres un jour de marche approchait de l'etable; Il roulait la charrette et portait un panier; Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier; Cette bete marchait, battue, extenuee; Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuee; Il avait dans ses yeux voiles d'une vapeur Cette stupidite qui peut-etre est stupeur; Et l'orniere etait creuse, et si pleine de boue Et d'un versant si dur, que chaque tour de roue Etait comme un lugubre et rauque arrachement; Et l'ane allait geignant et l'anier blasphemant; La route descendait et poussait la bourrique; L'ane songeait, passif, sous le fouet, sous la trique, Dans une profondeur ou l'homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas, Se tournerent bruyants et virent la charrette: —Ne mets pas le pave sur le crapaud. Arrete! Crierent-ils. Vois-tu, la voiture descend Et va passer dessus, c'est bien plus amusant.

Tous regardaient.

Soudain, avancant dans l'orniere

Ou le monstre attendait sa torture derniere, L'ane vit le crapaud, et, triste,—helas! penche Sur un plus triste,—lourd, rompu, morne, ecorche, Il sembla le flairer avec sa tete basse; Ce forcat, ce damne, ce patient, fit grace; Il rassembla sa force eteinte, et, roidissant Sa chaine et son licou sur ses muscles en sang, Resistant a l'anier qui lui criait: Avance! Maitrisant du fardeau l'affreuse connivence, Avec sa lassitude acceptant le combat, Tirant le chariot et soulevant le bat, Hagard il detourna la roue inexorable, Laissant derriere lui vivre ce miserable; Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.

Alors, lachant la pierre echappee a sa main, Un des enfants—celui qui conte cette histoire— Sous la voute infinie a la fois bleue et noire, Entendit une voix qui lui disait: Sois bon!

Bonte de l'idiot! diamant du charbon! Sainte enigme! lumiere auguste des tenebres! Les celestes n'ont rien de plus que les funebres, Si les funebres, groupe aveugle et chatie, Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitie. O spectacle sacre! l'ombre secourant l'ombre, L'ame obscure venant en aide a l'ame sombre, Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant, Le damne bon faisant rever l'elu mechant! L'animal avancant lorsque l'homme recule! Dans la serenite du pale crepuscule, La brute par moments pense et sent qu'elle est soeur De la mysterieuse et profonde douceur; Il suffit qu'un eclair de grace brille en elle Pour qu'elle soit egale a l'etoile eternelle: Le baudet qui, rentrant le soir, surcharge, las, Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats, Fait quelques pas de plus, s'ecarte et se derange Pour ne pas ecraser un crapaud dans la fange, Cet ane abject, souille, meurtri sous le baton, Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon. Tu cherches, philosophe? O penseur, tu medites? Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites? Crois, pleure, abime-toi dans l'insondable amour! Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour; Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage, La bonte, qui du monde eclaire le visage, La bonte, ce regard du matin ingenu, La bonte, pur rayon qui chauffe l'inconnu, Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime, Est le trait d'union ineffable et supreme Qui joint, dans l'ombre, helas! si lugubre souvent, Le grand ignorant, l'ane, a Dieu, le grand savant.

LES PAUVRES GENS

I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose Qui rayonne a travers ce crepuscule obscur. Des filets de pecheur sont accroches au mur. Au fond, dans l'encoignure ou quelque humble vaisselle Aux planches d'un bahut vaguement etincelle, On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants. Tout pres, un matelas s'etend sur de vieux bancs, Et cinq petits enfants, nid d'ames, y sommeillent. La haute cheminee ou quelques flammes veillent Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit, Une femme a genoux prie, et songe et palit. C'est la mere. Elle est seule. Et dehors, blanc d'ecume, Au ciel, aux vents, aux rocs, a la nuit, a la brume, Le sinistre ocean jette son noir sanglot.

II

L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot, Il livre au hasard sombre une rude bataille. Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille, Car les petits enfants ont faim. Il part le soir, Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir. Il gouverne a lui seul sa barque a quatre voiles. La femme est au logis, cousant les vieilles toiles, Remmaillant les filets, preparant l'hamecon, Surveillant l'atre ou bout la soupe de poisson, Puis priant Dieu sitot que les cinq enfants dorment. Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment, Il s'en va dans l'abime et s'en va dans la nuit. Dur labeur! tout est noir, tout est froid; rien ne luit. Dans les brisants, parmi les lames en demence; L'endroit bon a la peche, et, sur la mer immense, Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant, Ou se plait le poisson aux nageoires d'argent, Ce n'est qu'un point; c'est grand deux fois comme la chambre. Or, la nuit, dans l'ondee et la brume, en decembre, Pour rencontrer ce point sur le desert mouvant, Comme il faut calculer la maree et le vent! Comme il faut combiner surement les manoeuvres! Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres; Le gouffre roule et tord ses plis demesures Et fait raler d'horreur les agres effares. Lui songe a sa Jeannie, au sein des mers glacees, Et Jeannie en pleurant l'appelle; et leurs pensees Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.

III

Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur L'importune, et, parmi les ecueils en decombres, L'ocean l'epouvante, et toutes sortes d'ombres Passent dans son esprit, la mer, les matelots Emportes a travers la colere des flots. Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artere, La froide horloge bat, jetant dans le mystere, Goutte a goutte, le temps, saisons, printemps, hivers; Et chaque battement, dans l'enorme univers, Ouvre aux ames, essaims d'autours et de colombes, D'un cote les berceaux et de l'autre les tombes. Elle songe, elle reve,—et tant de pauvrete! Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'ete. Pas de pain de froment. On marge du pain d'orge. —O Dieu! le vent rugit comme un soufflet de forge, La cote fait le brut d'une enclume, on croit voir Les constellations fuir dans l'ouragan noir Comme les tourbillons d'etincelles de l'atre. C'est l'heure ou, gai danseur, minuit rit et folatre Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux, Et c'est l'heure ou minuit, brigand mysterieux, Voile d'ombre et de pluie et le front dans la bise, Prend un pauvre marin frissonnant et le brise Aux rochers monstrueux apparus brusquement.— Horreur! l'homme dont l'onde eteint le hurlement Sent fondre et s'enfoncer le batiment qui plonge; Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abime, et songe Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil!

Ces mornes visions troublent son coeur, pareil A la nuit. Elle tremble et pleure.

IV

O pauvres femmes De pecheurs! c'est affreux de se dire: Mes ames, Pere, amant, freres, fils, tout ce que j'ai de cher, C'est la, dans ce chaos! mon coeur, mon sang, ma chair!— Ciel! etre en proie aux flots, c'est etre en proie aux betes. Oh! songer que l'eau joue avec toutes ces tetes, Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron, Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon, Denoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse Et que peut-etre ils sont a cette heure en detresse, Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font, Et que pour tenir tete a cette mer sans fond, A tous ces gouffres d'ombre ou ne luit nulle etoile, Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile! Souci lugubre! on court a travers les galets. Le flot monte, on lui parle, on crie: Oh! rends-nous-les! Mais, helas! que veut-on que dise a la pensee Toujours sombre la mer toujours bouleversee?

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul! Seul dans cette apre nuit! seul sous ce noir linceul! Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits.—O mere! Tu dis: S'ils etaient grands! leur pere est seul!—Chimere! Plus tard, quand ils seront pres du pere et partis, Tu diras en pleurant: Oh! s'ils etaient petits!

V

Elle prend sa lanterne et sa cape.—C'est l'heure D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure, S'il fait jour, si la flamme est au mat du signal. Allons!—Et la voila qui part. L'air matinal Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche Dans l'espace ou le flot des tenebres s'epanche. Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin; On dirait que le jour tremble et doute, incertain, Et qu'ainsi que l'enfant l'aube pleure de naitre. Elle va. L'on ne voit luire aucune fenetre.

Tout a coup a ses yeux qui cherchent le chemin, Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain, Une sombre masure apparait decrepite; Ni lumiere, ni feu; la porte au vent palpite; Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux, La bise sur ce toit tord des chaumes hideux, jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve.

—Tiens! je ne pensais plus a cette pauvre veuve, Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva Malade et seule; il faut voir comment elle va.

Elle frappe a la porte, elle ecoute; personne Ne repond. Et Jeannie au vent de mer frissonne. —Malade! Et ses enfants! comme c'est mal nourri! Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari.— Puis, elle frappe encore. He! voisine! Elle appelle, Et la maison se tait toujours.—Ah! Dieu! dit-elle, Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!— La porte, cette fois, comme si, par instants, Les objets etaient pris d'une pitie supreme, Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-meme.

VI

Elle entra. Sa lanterne eclaira le dedans Du noir logis muet au bord des flots grondants. L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.

Au fond etait couchee une forme terrible; Une femme immobile et renversee, ayant Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant; Un cadavre;—autrefois, mere joyeuse et forte;— Le spectre echevele de la misere morte; Ce qui reste du pauvre apres un long combat. Elle laissait, parmi la paille du grabat, Son bras livide et froid et sa main deja verte Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte D'ou l'ame en s'enfuyant, sinistre, avait jete Ce grand cri de la mort qu'entend l'eternite!

Pres du lit ou gisait la mere de famille, Deux tout petits enfants, le garcon et la fille, Dans le meme berceau souriaient endormis.

La mere, se sentant mourir, leur avait mis Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe, Afin que, dans cette ombre ou la mort nous derobe, Ils ne sentissent plus la tiedeur qui decroit, Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.

VII

Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble! Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble Que rien n'eveillerait ces orphelins dormant, Pas meme le clairon du dernier jugement; Car, etant innocents, ils n'ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un deluge. Du vieux toit crevasse, d'ou la rafale sort, Une goutte parfois tombe sur ce front mort, Glisse sur cette joue et devient une larme. La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme. La morte ecoute l'ombre avec stupidite. Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitte, A l'air de chercher l'ame et de rappeler l'ange; Il semble qu'on entend ce dialogue etrange Entre la bouche pale et l'oeil triste et hagard: —Qu'as-tu fait de ton souffle?—Et toi, de ton regard?

Helas! aimez, vivez, cueillez les primeveres, Dansez, riez, brulez vos coeurs, videz vos verres. Comme au sombre ocean arrive tout ruisseau, Le sort donne pour but au festin, au berceau, Aux meres adorant l'enfance epanouie, Aux baisers de la chair dont l'ame est eblouie, Aux chansons, au sourire, a l'amour frais et beau. Le refroidissement lugubre du tombeau!

VIII

Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte? Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte? Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant? Pourquoi son coeur bat-il? Pourquoi son pas tremblant Se hate-t-il ainsi? D'ou vient qu'en la ruelle Elle court, sans oser regarder derriere elle? Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air trouble Dans l'ombre, sur son lit? Qu'a-t-elle donc vole?

IX

Quand elle fut rentree au logis, la falaise Blanchissait; pres du lit elle prit une chaise Et s'assit toute pale; on eut dit qu'elle avait Un remords, et son front tomba sur le chevet, Et, par instants, a mots entrecoupes, sa bouche Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.

—Mon pauvre homme! ah! mon Dieu! que va-t-il dire? Il a Deja tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait la? Cinq enfants sur les bras! ce pere qui travaille! Il n'avait pas assez de peine; il faut que j'aille Lui donner celle-la de plus.—C'est lui?—Non. Rien. —J'ai mal fait.—S'il me bat, je dirai: Tu fais bien. —Est-ce lui?—Non.—Tant mieux.—La porte bouge comme Si l'on entrait.—Mais non.—Voila-t-il pas, pauvre homme, Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant!— Puis elle demeura pensive et frissonnant, S'enfoncant par degres dans son angoisse intime, Perdue en son souci comme dans un abime, N'entendant meme plus les bruits exterieurs, Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs, Et l'onde et la maree et le vent en colere.

La porte tout a coup s'ouvrit, bruyante et claire, Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc; Et le pecheur, trainant son filet ruisselant, Joyeux, parut au seuil, et dit: C'est la marine!

X

—C'est toi! cria Jeannie, et contre sa poitrine Elle prit son mari comme on prend un amant, Et lui baisa sa veste avec emportement, Tandis que le marin disait:—Me voici, femme! Et montrait sur son front qu'eclairait l'atre en flamme Son coeur bon et content que Jeannie eclairait. —Je suis vole, dit-il; la mer, c'est la foret. —Quel temps a-t-il fait?—Dur.—Et la peche?—Mauvaise, Mais, vois-tu, je t'embrasse et me voila bien aise. Je n'ai rien pris du tout. J'ai troue mon filet. Le diable etait cache dans le vent qui soufflait. Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre, J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre A casse. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-la?— Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla. —Moi? dit-elle. Ah! mon Dieu! rien, comme a l'ordinaire, J'ai cousu. J'ecoutais la mer comme un tonnerre, J'avais peur.—Oui, l'hiver est dur, mais c'est egal.— Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal, Elle dit:—A propos, notre voisine est morte. C'est hier qu'elle a du mourir, enfin, n'importe, Dans la soiree, apres que vous futes partis. Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits. L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine; L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle a peine. La pauvre bonne femme etait dans le besoin.

L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin Son bonnet de forcat mouille par la tempete: —Diable! diable! dit-il en se grattant la tete, Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Deja, dans la saison mauvaise, on se passait De souper quelquefois. Comment allons-nous faire? Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire Du bon Dieu. Ce sont la des accidents profonds. Pourquoi donc a-t-il pris leur mere a ces chiffons? C'est gros comme le poing. Ces choses-la sont rudes. Il faut pour les comprendre avoir fait ses etudes. Si petits! on ne peut leur dire: Travaillez. Femme, va les chercher. S'ils se sont reveilles, Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. C'est la mere, vois-tu, qui frappe a notre porte; Ouvrons aux deux enfants. Nous les melerons tous, Cela nous grimpera le soir sur les genoux. Ils vivront, ils seront frere et soeur des cinq autres. Quand il verra qu'il faut nourrir avec les notres Cette petite fille et ce petit garcon, Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tache, C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu? Ca te fache? D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.

—Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voila!

I

PLEINE MER

L'abime; on ne sait quoi de terrible qui gronde; Le vent; l'obscurite vaste comme le monde; Partout les flots; partout ou l'oeil peut s'enfoncer, La rafale qu'on voit aller, venir, passer; L'onde, linceul; le ciel, ouverture de tombe; Les tenebres sans l'arche et l'eau sans la colombe, Les nuages ayant l'aspect d'une foret. Un esprit qui viendrait planer la ne pourrait Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne, Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne, Faite de cecite, de stupeur et de bruit, Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit.

L'oeil distingue, au milieu du gouffre ou l'air sanglote, Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte, Un grand cachalot mort a carcasse de fer, On ne sait quel cadavre a vau-l'eau dans la mer, Oeuf de titan dont l'homme aurait fait un navire. Cela vogue, cela nage, cela chavire; Cela fut un vaisseau; l'ecume aux blancs amas Cache et montre a grand bruit les troncons de sept mats. Le colosse, echoue sur le ventre, fuit, plonge, S'engloutit, reparait, se meut comme le songe, Chaos d'agres rompus, de poutres, de haubans; Le grand mat vaincu semble un spectre aux bras tombants. L'onde passe a travers ce debris; l'eau s'engage Et deferle en hurlant le long du bastingage, Et tourmente des bouts de corde a des crampons Dans le ruissellement formidable des ponts; La houle eperdument furieuse saccage Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage Ou jadis une roue effrayante a tourne. Personne; le neant, froid, muet, etonne; D'affreux canons rouilles tendant leurs cous funestes; L'entre-pont a des trous ou se dressent les restes De cinq tubes pareils a des clairons geants, Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, beants, Ployes, eteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance, Qu'un noir vomissement de nuit et de silence; Le flux et le reflux, comme avec un rabot, Denude a chaque coup l'etrave et l'etambot, Et dans la lame on voit se debattre l'echine D'une mysterieuse et difforme machine. Cette masse sous l'eau rode, fantome obscur. Des putrefactions fermentent, a coup sur, Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre. Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer; dans l'ombre, Dessous, des millions de poissons carnassiers. Tout a l'entour, les flots, ces liquides aciers, Melent leurs tournoiements monstrueux et livides. Des espaces deserts sous des espaces vides. O triste mer! sepulcre ou tout semble vivant! Ces deux athletes faits de furie et de vent, Le tangage qui brave et le roulis qui fume, Sans treve, a chaque instant arrachent quelque eclat De la quille ou du port dans leur noir pugilat. Par moments, au zenith un nuage se troue, Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue, Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan, Bleme, eclaire a demi ce mot: LEVIATHAN. Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde; Tout fuit.

Leviathan; c'est la tout le vieux monde, Apre et demesure dans sa fauve laideur; Leviathan, c'est la tout le passe: grandeur, Horreur.

Le dernier siecle a vu sur la Tamise Croitre un monstre a qui l'eau sans bornes fut promise, Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier. Effroyable, a sept mats melant cinq cheminees Qui hennissaient au choc des vagues effrenees, Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants, Dix mille hommes, fourmis eparses dans ses flancs, Ce titan se rua, joyeux, dans la tempete; Du dome de Saint-Paul son mat passait le faite; Le sombre esprit humain, debout sur son tillac, Stupefiait la mer qui n'etait plus qu'un lac; Le vieillard Ocean, qu'effarouche la sonde, Inquiet, a travers le verre de son onde, Regardait le vaisseau de l'homme grossissant; Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant; Les vagues fremissaient de l'avoir sur leurs croupes; Ses sabords mugissaient; en guise de chaloupes, Deux navires pendaient a ses portemanteaux; Son armure etait faite avec tous les metaux; Un prodigieux cable ourlait sa grande voile; Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile, Il jetait un tel rale a l'air epouvante Que toute l'eau tremblait, et que l'immensite Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore. La nuit, il passait rouge ainsi qu'un meteore; Sa voilure, ou l'oreille entendait le debat Des souffles, subissant ce greement comme un bat, Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures, Etaient une prison de vents et de murmures; Son ancre avait le poids d'une tour; ses parois Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop etroits; Son ombre humiliait au loin toutes les proues; Un telegraphe etait son porte-voix; ses roues Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux; Les flots se le passaient comme des piedestaux Ou, calme, ondulerait un triomphal colosse: L'abime s'abregeait sous sa lourdeur veloce; Pas de lointain pays qui pour lui ne fut pres; Madere apercevait ses mats, trois jours apres L'Hekla l'entrevoyait dans la lueur polaire. La bataille montait sur lui dans sa colere. La guerre etait sacree et sainte en ce temps-la; Rien n'egalait Nemrod si ce n'est Attila; Et les hommes, depuis les premiers jours du monde, Sentant peser sur eux la misere infeconde, Les pestes, les fleaux lugubres et railleurs, Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs, Pour etablir entre eux de justes equilibres, Pour etre plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres, Plus dignes du ciel pur qui les daigne eclairer, Avaient imagine de s'entre-devorer. Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur oeuvre. Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre, Il couvrait l'ocean de ses ailes de feu; La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu Rampait l'allongement hideux de sa fumee, Car c'etait une ville et c'etait une armee; Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affuts, Et d'un herissement de bataillons confus; Ses grappins menacaient; et, pour les abordages, On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages Monstrueux, qui semblaient des boas endormis; Invincible, en ces temps de freres ennemis, Seul, de toute une flotte il affrontait l'emeute, Ainsi qu'un elephant au milieu d'une meute; La bordee a ses pieds fumait comme un encens, Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants, Il allait broyant tout dans l'obscure melee, Et, quand, epouvantable, il lachait sa volee, On voyait flamboyer son colossal beaupre, Par deux mille canons brusquement empourpre. Il meprisait l'autan, le flux, l'eclair, la brume. A son avant tournait, dans un chaos d'ecume, Une espece de vrille a trouer l'infini. Le Maelstroem s'apaisait sous sa quille aplani. Sa vie interieure etait un incendie, Flamme au gre du pilote apaisee ou grandie; Dans l'antre d'ou sortait son vaste mouvement, Au fond d'une fournaise on voyait vaguement Des etres tenebreux marcher dans des nuees D'etincelles, parmi les braises remuees; Et pour ame il avait dans sa cale un enfer. Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime, A des spectres poses en travers de l'abime; Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait le steamer; Il etait la montagne errante de la mer. Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes, Ont passe; l'ocean, vaste entre les deux mondes, A rugi, de brouillard et d'orage obscurci; La mer a ses ecueils caches, le temps aussi; Et maintenant, parmi les profondeurs farouches, Sous les vautours, qui sont de l'abime les mouches, Sous le nuage, au gre des souffles, dans l'oubli De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli, Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme, Au milieu des flots noirs roule l'epave enorme!

L'ancien monde, l'ensemble etrange et surprenant De faits sociaux, morts et pourris maintenant, D'ou sortit ce navire aujourd'hui sous l'ecume, L'ancien monde aussi, lui, plonge dans l'amertume, Avait tous les fleaux pour vents et pour typhons. Construction d'airain aux etages profonds, Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infame, Plein de fumee, et mu par une hydre de flamme, La Haine, il ressemblait a ce sombre vaisseau.

Le mal l'avait marque de son funebre sceau.

Ce monde, enveloppe d'une brume eternelle, Etait fatal: l'Espoir avait plie son aile; Pas d'unite, divorce et joug; diversite De langue, de raison, de code, de cite; Nul lien; nul faisceau; le progres solitaire, Comme un serpent coupe, se tordait sur la terre, Sans pouvoir reunir les troncons de l'effort; L'esclavage, parquant les peuples pour la mort, Les enfermait au fond d'un cirque de frontieres Ou les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires; L'Adam slave luttait contre l'Adam germain; Un genre humain en France; un autre genre humain En Amerique, un autre a Londre, un autre a Rome; L'homme au dela d'un pont ne connaissait plus l'homme; Les vivants, d'ignorance et de vices charges, Se trainaient; en travers de tout, les prejuges, Les superstitions etaient d'apres enceintes Terribles d'autant plus qu'elles etaient plus saintes; Quel creneau soupconneux et noir qu'un alcoran! Un texte avait le glaive au poing comme un tyran; La loi d'un peuple etait chez l'autre peuple un crime; Lire etait un fosse, croire etait un abime; Les rois etaient des tours; les dieux etaient des murs; Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs; Sitot qu'on voulait croitre, on rencontrait la barre D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare; Et, quant a l'avenir, defense d'aller la.

Le vent de l'infini sur ce monde souffla. Il a sombre. Du fond des cieux inaccessibles, Les vivants de l'ether, les etres invisibles Confusement epars sous l'obscur firmament A cette heure, pensifs, regardent fixement Sa disparition dans la nuit redoutable. Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable? Cela fut. C'est passe. Cela n'est plus ici.

Ce monde est mort. Mais quoi! l'homme est-il mort aussi? Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle Lui-meme remporte dans l'enigme eternelle? L'ocean est desert. Pas une voile au loin. Ce n'est plus que du flot que le flot est temoin. Pas un esquif vivant sur l'onde ou la mouette Voit du Leviathan roder la silhouette. Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni, S'en est alle dans l'ombre? Est-ce que c'est fini? Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse. Et l'oeil, pour retrouver l'homme absent de l'espace, Regarde en vain la-bas. Rien.

Regardez la-haut.

II

PLEIN CIEL

Loin dans les profondeurs, hors des nuits, hors du flot, Dans un ecartement de nuages, qui laisse Voir au-dessus des mers la celeste allegresse, Un point vague et confus apparait; dans le vent, Dans l'espace, ce point se meut; il est vivant, Il va, descend, remonte; il fait ce qu'il veut faire; Il approche, il prend forme, il vient; c'est une sphere, C'est un inexprimable et surprenant vaisseau, Globe comme le monde, et comme l'aigle oiseau; C'est un navire en marche. Ou? Dans l'ether sublime!

Reve! on croit voir planer un morceau d'une cime; Le haut d'une montagne a, sous l'orbe etoile, Pris des ailes et s'est tout a coup envole? Quelque heure immense etant dans les destins sonnee, La nuit errante s'est en vaisseau faconnee? La Fable apparait-elle a nos yeux decevants? L'antique Eole a-t-il jete son outre aux vents? De sorte qu'en ce gouffre ou les orages naissent, Les vents, subitement domptes, la reconnaissent? Est-ce l'aimant qui s'est fait aider par l'eclair Pour batir un esquif celeste avec de l'air? Du haut des clairs azurs vient-il une visite? Est-ce un transfigure qui part et ressuscite, Qui monte, delivre de la terre, emporte Sur un char volant fait d'extase et de clarte, Et se rapproche un peu par instants pour qu'on voie, Du fond du monde noir, la fuite de sa joie?

Ce n'est pas un morceau d'une cime; ce n'est Ni l'outre ou tout le vent de la Fable tenait, Ni le jeu de l'eclair; ce n'est pas un fantome Venu des profondeurs aurorales du dome; Ni le rayonnement d'un ange qui s'en va, Hors de quelque tombeau beant, vers Jehovah; Ni rien de ce qu'en songe ou dans la fievre on nomme. Qu'est-ce que ce navire impossible? C'est l'homme.

C'est la grande revolte obeissante a Dieu! La sainte fausse clef du fatal gouffre bleu! C'est Isis qui dechire eperdument son voile! C'est du metal, du bois, du chanvre et de la toile, C'est de la pesanteur delivree, et volant; C'est la force alliee a l'homme etincelant, Fiere, arrachant l'argile a sa chaine eternelle; C'est la matiere, heureuse, altiere, ayant en elle De l'ouragan humain, et planant a travers L'immense etonnement des cieux enfin ouverts!

Audace humaine! effort du captif! sainte rage! Effraction enfin plus forte que la cage! Que faut-il a cet etre, atome au large front, Pour vaincre ce qui n'a ni fin, ni bord, ni fond, Pour dompter le vent, trombe, et l'ecume, avalanche? Dans le ciel une toile et sur mer une planche.

Jadis des quatre vents la fureur triomphait; De ces quatre chevaux echappes l'homme a fait L'attelage de son quadrige; Genie, il les tient tous dans sa main, fier cocher Du char aerien que l'ether voit marcher; Miracle, il gouverne un prodige.

Char merveilleux! son nom est Delivrance. Il court Pres de lui le ramier est lent, le flocon lourd; Le daim, l'epervier, la panthere Sont encor la, qu'au loin son ombre a deja fui; Et la locomotive est reptile, et, sous lui, L'hydre de flamme est ver de terre.

Une musique, un chant, sort de son tourbillon. Ses cordages vibrants et remplis d'aquilon Semblent, dans le vide ou tout sombre, Une lyre a travers laquelle par moment Passe quelque ame en fuite au fond du firmament Et melee aux souffles de l'ombre.

Car l'air, c'est l'hymne epars; l'air, parmi les recifs Des nuages roulant en groupes convulsifs, Jette mille voix etouffees; Les fluides, l'azur, l'effluve, l'element, Sont toute une harmonie ou flottent vaguement On ne sait quels sombres Orphees.

Superbe, il plane avec un hymne en ses agres; Et l'on croit voir passer la strophe du progres. Il est la nef, il est le phare! L'homme enfin prend son sceptre et jette son baton. Et l'on voit s'envoler le calcul de Newton Monte sur l'ode de Pindare.

Le char haletant plonge et s'enfonce dans l'air, Dans l'eblouissement impenetrable et clair, Dans l'ether sans tache et sans ride; Il se perd sous le bleu des cieux demesures; Les esprits de l'azur contemplent effares Cet engloutissement splendide.

Il passe, il n'est plus la; qu'est-il donc devenu? Il est dans l'invisible, il est dans l'inconnu; Il baigne l'homme dans le songe, Dans le fait, dans le vrai profond, dans la clarte, Dans l'ocean d'en haut plein d'une verite Dont le pretre a fait un mensonge.

Le jour se leve, il va; le jour s'evanouit, Il va; fait pour le jour, il accepte la nuit. Voici l'heure des feux sans nombre; L'heure ou, vu du nadir, ce globe semble, ayant Son large cone obscur sous lui se deployant, Une enorme comete d'ombre.

La brume redoutable emplit au loin les airs. Ainsi qu'au crepuscule on voit, le long des mers, Le pecheur, vague comme un reve, Trainant, dernier effort d'un long jour de sueurs, Sa nasse ou les poissons font de pales lueurs, Aller et venir sur la greve.

La Nuit tire du fond des gouffres inconnus Son filet ou luit Mars, ou rayonne Venus, Et, pendant que les heures sonnent, Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs, Et dans ses mailles d'ombre et dans ses reseaux noirs Les constellations frissonnent.

L'aeroscaphe suit son chemin; il n'a peur Ni des pieges du soir, ni de l'acre vapeur, Ni du ciel morne ou rien ne bouge, Ou les eclairs, luttant au fond de l'ombre entre eux, Ouvrent subitement dans le nuage affreux Des cavernes de cuivre rouge.

Il invente une route obscure dans les nuits; Le silence hideux de ces lieux inouis N'arrete point ce globe en marche; Il passe, portant l'homme et l'univers en lui; Paix! gloire! et, comme l'eau jadis, l'air aujourd'hui Au-dessus de ses flots voit l'arche.

Le saint navire court par le vent emporte Avec la certitude et la rapidite Du javelot cherchant la cible; Rien n'en tombe, et pourtant il chemine en semant; Sa rondeur, qu'on distingue en haut confusement, Semble un ventre d'oiseau terrible.

Il vogue; les brouillards sous lui flottent dissous; Ses pilotes penches regardent, au-dessous Des nuages ou l'ancre traine, Si, dans l'ombre, ou la terre avec l'air se confond, Le sommet du mont Blanc ou quelque autre bas-fond Ne vient pas heurter sa carene.

La vie est sur le pont du navire eclatant. Le rayon l'envoya, la lumiere l'attend. L'homme y fourmille, l'homme invincible y flamboie. Point d'armes; un fier bruit de puissance et de joie; Le cri vertigineux de l'exploration! Il court, ombre, clarte, chimere, vision! Regardez-le pendant qu'il passe, il va si vite! Comme autour d'un soleil un systeme gravite, Une sphere de cuivre enorme fait marcher Quatre globes ou pend un immense plancher; Elle respire et fuit dans les vents qui la bercent; Un large et blanc hunier horizontal, que percent Des trappes, se fermant, s'ouvrant au gre du frein, Fait un grand diaphragme a ce poumon d'airain; Il s'impose a la nue ainsi qu'a l'onde un liege; La toile d'araignee humaine, un vaste piege De cordes et de noeuds, un enchevetrement De soupapes que meut un cable ou court l'aimant, Une embuche de treuils, de cabestans, de moufles, Prend au passage et fait travailler tous les souffles; L'esquif plane, encombre d'hommes et de ballots, Parmi les arcs-en-ciel, les azurs, les halos, Et sa course, echeveau qui sans fin se devide, A pour point d'appui l'air et pour moteur le vide; Sous le plancher s'etage un chaos regulier De ponts flottants que lie un tremblant escalier; Ce navire est un Louvre errant avec son faste; Un fil le porte; il fuit, leger, fier, et si vaste, Si colossal, au vent du grand abime clair, Que le Leviathan, rampant dans l'apre mer, A l'air de sa chaloupe aux tenebres tombee, Et semble, sous le vol d'un aigle, un scarabee Se tordant dans le flot qui l'emporte, tandis Que l'immense oiseau plane au fond d'un paradis.

Si l'on pouvait rouvrir les yeux que le ver ronge, Oh! ce vaisseau, construit par le chiffre et le songe, Eblouirait Shakspeare et ravirait Euler! Il voyage, Delos gigantesque de l'air, Et rien ne le repousse et rien ne le refuse; Et l'on entend parler sa grande voix confuse.

Par moments la tempete accourt, le ciel palit, L'autan, bouleversant les flots de l'air, emplit L'espace d'une ecume affreuse de nuages; Mais qu'importe a l'esquif de la mer sans rivages? Seulement, sur son aile il se dresse en marchant; Il devient formidable a l'abime mechant, Et dompte en fremissant la trombe qui se creuse. On le dirait conduit dans l'horreur tenebreuse Par l'ame des Leibniz, des Fultons, des Keplers; Et l'on croit voir, parmi le chaos plein d'eclairs, De detonations, d'ombre et de jets de soufre, Le sombre emportement d'un monde dans un gouffre.

Qu'importe le moment? qu'importe la saison? La brume peut cacher dans le bleme horizon Les Saturnes et les Mercures; La bise, conduisant la pluie aux crins epars, Dans les nuages lourds grondant de toutes parts Peut tordre des hydres obscures;

Qu'importe? il va. Tout souffle est bon; simoun, mistral! La terre a disparu dans le puits sideral, Il entre au mystere nocturne, Au-dessus de la grele et de l'ouragan fou, Laissant le globe en bas dans l'ombre, on ne sait ou, Sous le renversement de l'urne.

Intrepide, il bondit sur les ondes du vent; Il se rue, aile ouverte et a proue en avant, Il monte, il monte, il monte encore, Au dela de la zone ou tout s'evanouit, Comme s'il s'en allait dans la profonde nuit A la poursuite de l'aurore!

Calme, il monte ou jamais nuage n'est monte; Il plane a la hauteur de la serenite, Devant la vision des spheres; Elles sont la, faisant le mystere eclatant, Chacune feu d'un gouffre, et toutes constatant Les enigmes par les lumieres.

Andromede etincelle, Orion resplendit; L'essaim prodigieux des Pleiades grandit; Sirius ouvre son cratere; Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid; Le Scorpion hideux fait cabrer au zenith Le poitrail bleu du Sagittaire.

L'aeroscaphe voit, comme en face de lui, La-haut, Aldebaran par Cephee ebloui, Persee, escarboucle des cimes, Le chariot polaire aux flamboyants essieux, Et, plus loin, la lueur lactee, o sombres cieux, La fourmiliere des abimes!

Vers l'apparition terrible des soleils, Il monte; dans l'horreur des espaces vermeils, Il s'oriente, ouvrant ses voiles; On croirait, dans l'ether ou de loin on entend, Que ce vaisseau puissant et superbe, en chantant, Part pour une de ces etoiles;

Tant cette nef, rompant tous les terrestres noeuds, Volante, et franchissant le ciel vertigineux, Reve des blemes Zoroastres, Comme effrenee au souffle insense de la nuit, Se jette, plonge, enfonce et tombe et roule et fuit Dans le precipice des astres!

Ou donc s'arretera l'homme seditieux? L'espace voit, d'un oeil par moment soucieux, L'empreinte du talon de l'homme dans les nues; Il tient l'extremite des choses inconnues; Il epouse l'abime a son argile uni; Le voila maintenant marcheur de l'infini. Ou s'arretera-t-il, le puissant refractaire? Jusqu'a quelle distance ira-t-il de la terre? Jusqu'a quelle distance ira-t-il du destin? L'apre Fatalite se perd dans le lointain; Toute l'antique histoire affreuse et deformee Sur l'horizon nouveau fuit comme une fumee. Les temps sont venus. L'homme a pris possession De l'air, comme du flot le grebe et l'alcyon. Devant nos reves fiers, devant nos utopies Ayant des yeux croyants et des ailes impies, Devant tous nos efforts pensifs et haletants, L'obscurite sans fond fermait ses deux battants; Le vrai champ enfin s'offre aux puissantes algebres; L'homme vainqueur, tirant le verrou des tenebres, Dedaigne l'ocean, le vieil infini mort. La porte noire cede et s'entre-baille. Il sort!

O profondeurs! faut-il encor l'appeler l'homme?

L'homme est d'abord monte sur la bete de somme; Puis sur le chariot que portent des essieux; Puis sur la frele barque au mat ambitieux; Puis quand il a fallu vaincre l'ecueil, la lame, L'onde et l'ouragan, l'homme est monte sur la flamme; A present l'immortel aspire a l'eternel; Il montait sur la mer, il monte sur le ciel.

L'homme force le sphinx a lui tenir la lampe. Jeune, il jette le sac du vieil Adam, qui rampe, Et part, et risque aux cieux, qu'eclaire son flambeau, Un pas semblable a ceux qu'on fait dans le tombeau; Et peut-etre voici qu'enfin la traversee Effrayante, d'un astre a l'autre, est commencee!

Stupeur! se pourrait-il que l'homme s'elancat? O nuit! se pourrait-il que l'homme, ancien forcat, Que l'esprit humain, vieux reptile, Devint ange et, brisant le carcan qui le mord, Fut soudain de plain-pied avec les cieux? La mort Va donc devenir inutile!

Oh! franchir l'ether! songe epouvantable et beau! Doubler le promontoire enorme du tombeau! Qui sait?—toute aile est magnanime, L'homme est aile,—peut-etre, o merveilleux retour! Un Christophe Colomb de l'ombre, quelque jour, Un Gama du cap de l'abime,

Un Jason de l'azur, depuis longtemps parti, De la terre oublie, par le ciel englouti, Tout a coup sur l'humaine rive Reparaitra, monte sur cet alerion, Et, montrant Sirius, Allioth, Orion, Tout pale, dira: J'en arrive!

Ciel! ainsi, comme on voit aux voutes des celliers Les noirceurs qu'en rodant tracent les chandeliers, On pourrait, sous les bleus pilastres, Deviner qu'un enfant de la terre a passe, A ce que le flambeau de l'homme aurait laisse De fumee au plafond des astres!

Pas si loin! pas si haut! redescendons. Restons L'homme, restons Adam; mais non l'homme a tatons, Mais non l'Adam tombe! Tout autre reve altere L'espece d'ideal qui convient a la terre. Contentons-nous du mot: meilleur! ecrit partout.

Oui, l'aube s'est levee.

Oh! ce fut tout a coup Comme une eruption de folie et de joie, Quand, apres six mille ans dans la fatale voie, Defaite brusquement par l'invisible main, La pesanteur, liee au pied du genre humain, Se brisa; cette chaine etait toutes les chaines! Tout s'envola dans l'homme, et les fureurs, les haines, Les chimeres, la force evanouie enfin, L'ignorance et l'erreur, la misere et la faim, Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guebres, Le mensonge, le dol, les brumes, les tenebres, Tomberent dans la poudre avec l'antique sort, Comme le vetement du bagne dont on sort.

Et c'est ainsi que l'ere annoncee est venue, Cette ere qu'a travers les temps, epaisse nue, Thales apercevait au loin devant ses yeux; Et Platon, lorsque, emu, des spheres dans les cieux Il ecoutait les chants et contemplait les danses.

Les etres inconnus et bons, les providences Presentes dans l'azur ou l'oeil ne les voit pas, Les anges qui de l'homme observent tous les pas, Leur tache sainte etant de diriger les ames Et d'attiser, avec toutes les belles flammes, La conscience au fond des cerveaux tenebreux, Ces amis des vivants, toujours penches sur eux, Ont cesse de fremir et d'etre, en la tourmente Et dans les sombres nuits, la voix qui se lamente. Voici qu'on voit bleuir l'ideale Sion. Ils n'ont plus d'oeil fixe sur l'apparition Du vainqueur, du soldat, du fauve chasseur d'hommes. Les vagues flamboiements epars sur les Sodomes, Precurseurs du grand feu devorant, les lueurs Que jette le sourcil tragique des tueurs, Les guerres, s'arrachant avec leur griffe immonde Les frontieres, haillon difforme du vieux monde, Les battements de coeur des meres aux abois, L'embuscade ou le vol guettant au fond des bois, Le cri de la chouette et de la sentinelle, Les fleaux, ne sont plus leur alarme eternelle. Le deuil n'est plus mele dans tout ce qu'on entend; Leur oreille n'est plus tendue a chaque instant Vers le gemissement indigne de la tombe; La moisson rit aux champs ou ralait l'hecatombe; L'azur ne les voit plus pleurer les nouveau-nes, Dans tous les innocents pressentir des damnes, Et la pitie n'est plus leur unique attitude; Ils re regardent plus la morne servitude Tresser sa maille obscure a l'osier des berceaux. L'homme aux fers, penetre du frisson des roseaux, Est remplace par l'homme attendri, fort et calme; La fonction du sceptre est faite par la palme; Voici qu'enfin, o gloire! exauces dans leur voeu, Ces etres, dieux pour nous, creatures pour Dieu, Sont heureux, l'homme est bon, et sont fiers, l'homme est juste. Les esprits purs, essaim de l'empyree auguste, Devant ce globe obscur qui devient lumineux, Ne sentent plus saigner l'amour qu'ils ont en eux; Une clarte parait dans leur beau regard sombre; Et l'archange commence a sourire dans l'ombre.

Ou va-t-il, ce navire? Il va, de jour vetu, A l'avenir divin et pur, a la vertu, A la science qu'on voit luire, A la mort des fleaux, a l'oubli genereux, A l'abondance, au calme, au rire, a l'homme heureux; Il va, ce glorieux navire,

Au droit, a la raison, a la fraternite, A la religieuse et sainte verite Sans impostures et sans voiles, A l'amour, sur les coeurs serrant son doux lien, Au juste, au grand, au bon, au beau...—Vous voyez bien Qu'en effet il monte aux etoiles!

Il porte l'homme a l'homme, et l'esprit a l'esprit. Il civilise, o gloire! Il ruine, il fletrit Tout l'affreux passe qui s'effare; Il abolit la loi de fer, la loi de sang, Les glaives, les carcans, l'esclavage, en passant Dans les cieux comme une fanfare.

Il ramene au vrai ceux que le faux repoussa; Il fait briller la foi dans l'oeil de Spinosa Et l'espoir sur le front de Hobbe; Il plane, rassurant, rechauffant, epanchant Sur ce qui fut lugubre et ce qui fut mechant Toute la clemence de l'aube.

Les vieux champs de bataille etaient la dans la nuit; Il passe, et maintenant voila le jour qui luit Sur ces grands charniers de l'histoire Ou les siecles, penchant leur oeil triste et profond, Venaient regarder l'ombre effroyable que font Les deux ailes de la victoire.

Derriere lui, Cesar redevient homme; Eden S'elargit sur l'Erebe, epanoui soudain; Les ronces de lys sont couvertes; Tout revient, tout renait; ce que la mort courbait Refleurit dans la vie, et le bois du gibet Jette, effraye, des branches vertes.

Le nuage, l'aurore aux candides fraicheurs, L'aile de la colombe, et toutes les blancheurs, Composent la-haut sa magie; Derriere lui, pendant qu'il fuit vers la clarte, Dans l'antique noirceur de la fatalite Des lueurs de l'enfer rougie,

Dans ce brumeux chaos qui fut le monde ancien, Ou l'allah turc s'accoude au sphinx egyptien, Dans la seculaire gehenne, Dans la Gomorrhe infame ou flambe un lac fumant, Dans la foret du mal qu'eclairent vaguement Les deux yeux fixes de la Haine,

Tombent, sechent, ainsi que des feuillages morts, Et s'en vont la douleur, le peche, le remords, La perversite lamentable, Tout l'ancien joug, de reve et de crime forge, Nemrod, Aron, la guerre avec le prejuge, La boucherie avec l'etable!

Tous les spoliateurs et tous les corrupteurs S'en vont; et les faux jours sur les fausses hauteurs; Et le taureau d'airain qui beugle, La hache, le billot, le bucher devorant, Et le docteur versant l'erreur a l'ignorant, Vil baton qui trompait l'aveugle!

Et tous ceux qui faisaient, au lieu de repentirs, Un rire au prince avec les larmes des martyrs, Et tous ces flatteurs des epees Qui louaient le sultan, le maitre universel, Et, pour assaisonner l'hymne, prenaient du sel Dans le sac aux tetes coupees!

Les pestes, les forfaits, les cimiers fulgurants, S'effacent, et la route ou marchaient les tyrans, Belial roi, Dagon ministre, Et l'epine, et la haie horrible du chemin Ou l'homme du vieux monde et du vieux vice humain Entend beler le bouc sinistre.

On voit luire partout les esprits sideraux; On voit la fin du monstre et la fin du heros, Et de l'athee et de l'augure, La fin du conquerant, la fin du paria; Et l'on voit lentement sortir Beccaria De Dracon qui se transfigure.

On voit l'agneau sortir du dragon fabuleux, La vierge de l'opprobre, et Marie aux yeux bleus De la Venus prostituee; Le blaspheme devient le psaume ardent et pur, L'hymne prend, pour s'en faire autant d'ailes d'azur, Tous les haillons de la huee.

Tout est sauve! La fleur, le printemps aromal, L'eclosion du bien, l'ecroulement du mal, Fetent dans sa course enchantee Ce beau globe eclaireur, ce grand char curieux, Qu'Empedocle, du fond des gouffres, suit des yeux, Et, du haut des monts, Promethee!

Le jour s'est fait dans l'antre ou l'horreur s'accroupit. En expirant, l'antique univers decrepit, Larve a la prunelle ternie, Gisant, et regardant le ciel noir s'etoiler, A laisse cette sphere heureuse s'envoler Des levres de son agonie.

Oh! ce navire fait le voyage sacre! C'est l'ascension bleue a son premier degre, Hors de l'antique et vil decombre, Hors de la pesanteur, c'est l'avenir fonde; C'est le destin de l'homme a la fin evade, Qui leve l'ancre et sort de l'ombre!

Ce navire la-haut conclut le grand hymen, Il mele presque a Dieu l'ame du genre humain. Il voit l'insondable, il y touche; Il est le vaste elan du progres vers le ciel; Il est l'entree altiere et sainte du reel Dans l'antique ideal farouche.

Oh! chacun de ses pas conquiert l'illimite! Il est la joie; il est la paix; l'humanite A trouve son organe immense; Il vogue, usurpateur sacre, vainqueur beni, Reculant chaque jour plus loin dans l'infini Le point sombre ou l'homme commence.

Il laboure l'abime; il ouvre ces sillons Ou croissaient l'ouragan, l'hiver, les tourbillons, Les sifflements et les huees; Grace a lui, la concorde est la gerbe des cieux; Il va, fecondateur du ciel mysterieux, Charrue auguste des nuees.

Il fait germer la vie humaine dans ces champs Ou Dieu n'avait encor seme que des couchants Et moissonne que des aurores; Il entend, sous son vol qui fend les airs sereins, Croitre et fremir partout les peuples souverains, Ces immenses epis sonores!

Nef magique et supreme! elle a, rien qu'en marchant, Change le cri terrestre en pur et joyeux chant, Rajeuni les races fletries, Etabli l'ordre vrai, montre le chemin sur, Dieu juste! et fait entrer dans l'homme tant d'azur Qu'elle a supprime les patries!

Faisant a l'homme avec le ciel une cite, Une pensee avec toute l'immensite, Elle abolit les vieilles regles; Elle abaisse les monts, elle annule les tours, Splendide, elle introduit les peuples, marcheurs lourds, Dans la communion des aigles.

Elle a cette divine et chaste fonction De composer la-haut l'unique nation, A la fois derniere et premiere, De promener l'essor dans le rayonnement, Et de faire planer, ivre de firmament, La liberte dans la lumiere.

LA TROMPETTE DU JUGEMENT

Je vis dans la nuee un clairon monstrueux.

Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux, Calme, attendre le souffle immense de l'archange.

Ce qui jamais ne meurt, ce qui jamais ne change, L'entourait. A travers un frisson, on sentait Que ce buccin fatal, qui reve et qui se tait, Quelque part, dans l'endroit ou l'on cree, ou l'on seme, Avait ete forge par quelqu'un de supreme Avec de l'equite condensee en airain. Il etait la, lugubre, effroyable, serein. Il gisait sur la brume insondable qui tremble, Hors du monde, au dela de tout ce qui ressemble A la forme de quoi que ce soit.

Il vivait.

Il semblait un reveil songeant pres d'un chevet.

Oh! quelle nuit! la, rien n'a de contour ni d'age; Et le nuage est spectre, et le spectre est nuage. Et c'etait le clairon de l'abime.

Une voix Un jour en sortira qu'on entendra sept fois. En attendant, glace, mais ecoutant, il pense; Couvant le chatiment, couvant la recompense; Et toute l'epouvante eparse au ciel est soeur De cet impenetrable et morne avertisseur.

Je le considerais dans les vapeurs funebres Comme on verrait se taire un coq dans les tenebres. Pas un murmure autour du clairon souverain. Et la terre sentait le froid de son airain, Quoique, la, d'aucun monde on ne vit les frontieres.

Et l'immobilite de tous les cimetieres, Et le sommeil de tous les tombeaux, et la paix De tous les morts couches dans la fosse, etaient faits Du silence inoui qu'il avait dans la bouche; Ce lourd silence etait pour l'affreux mort farouche L'impossibilite de faire faire un pli Au suaire cousu sur son front par l'oubli. Ce silence tenait en suspens l'anatheme. On comprenait que tant que ce clairon supreme Se tairait, le sepulcre, obscur, roidi, beant, Garderait l'attitude horrible du neant, Que la momie aurait toujours sa bandelette, Que l'homme irait tombant du cadavre au squelette, Et que ce fier banquet radieux, ce festin Que les vivants gloutons appellent le destin, Toute la joie errante en tourbillons de fetes, Toutes les passions de la chair satisfaites, Gloire, orgueil, les heros ivres, les tyrans souls, Continueraient d'avoir pour but, et pour dessous, La pourriture, orgie offerte aux vers convives; Mais qu'a l'heure ou soudain, dans l'espace sans rives, Cette trompette vaste et sombre sonnerait, On verrait, comme un tas d'oiseaux d'une foret, Toutes les ames, cygne, aigle, eperviers, colombes, Fremissantes, sortir du tremblement des tombes, Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux, Et se dresser, et prendre a la hate leurs os, Tandis qu'au fond, au fond du gouffre, au fond du reve Blanchissant l'absolu, comme un jour qui se leve, Le front mysterieux du juge apparaitrait.

Ce clairon avait l'air de savoir le secret.

On sentait que le rale enorme de ce cuivre Serait tel qu'il ferait bondir, vibrer, revivre L'ombre, le plomb, le marbre, et qu'a ce fatal glas Toutes les surdites voleraient en eclats; Que l'oubli sombre avec sa perte de memoire Se leverait au son de la trompette noire; Que dans cette clameur etrange, en meme temps Qu'on entendrait fremir tous les cieux palpitants, On entendrait crier toutes les consciences; Que le sceptique au fond de ses insouciances, Que le voluptueux, l'athee et le douteur, Et le maitre tombe de toute sa hauteur, Sentiraient ce fracas traverser leurs vertebres; Que ce dechirement celeste des tenebres Ferait dresser quiconque est soumis a l'arret; Que qui n'entendit pas le remords, l'entendrait; Et qu'il reveillerait, comme un choc a la porte, L'oreille la plus dure et l'ame la plus morte, Meme ceux qui, livres au rire, aux vains, combats, Aux vils plaisirs, n'ont point tenu compte ici-bas Des avertissements de l'ombre et du mystere, Meme ceux que n'a point reveilles sur la terre Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit!

Oh! dans l'esprit de l'homme ou tout vacille et fuit, Ou le verbe n'a pas un mot qui ne begaie, Ou l'aurore apparait, helas! comme une plaie, Dans cet esprit, tremblant des qu'il ose augurer, Oh! comment concevoir, comment se figurer Cette vibration communiquee aux tombes, Cette sommation aux blemes catacombes Du ciel ouvrant sa porte et du gouffre ayant faim, Le prodigieux bruit de Dieu disant: Enfin!

Oui, c'est vrai,—c'est du moins jusque-la que l'oeil plonge,— C'est l'avenir,—du moins tel qu'on le voit en songe;— Quand le monde atteindra son but, quand les instants, Les jours, les mois, les ans, auront rempli le temps, Quand tombera du ciel l'heure immense et nocturne, Cette goutte qui doit faire deborder l'urne, Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc, Long, pale, glissera, formidable et tremblant, Sur ces haltes de nuit qu'on nomme cimetieres; Les tentes fremiront, quoiqu'elles soient des pierres, Dans tous ces sombres camps endormis; et, sortant Tout a coup de la brume ou l'univers l'attend, Ce clairon, au-dessus des etres et des choses, Au-dessus des forfaits et des apotheoses, Des ombres et des os, des esprits et des corps, Sonnera la diane effrayante des morts.

O lever en sursaut des larves pele-mele! Oh! la Nuit reveillant la Mort, sa soeur jumelle!

Pensif, je regardais l'incorruptible airain.

Les volontes sans loi, les passions sans frein, Toutes les actions de tous les etres, haines, Amours, vertus, fureurs, hymnes, cris, plaisirs, peines, Avaient laisse, dans l'ombre ou rien ne remuait, Leur pale empreinte autour de ce bronze muet; Une obscure Babel y tordait sa spirale.

Sa dimension vague, ineffable, spectrale, Sortant de l'eternel, entrait dans l'absolu. Pour pouvoir mesurer ce tube, il eut fallu Prendre la toise au fond du reve, et la coudee Dans la profondeur trouble et sombre de l'idee; Un de ses bouts touchait le bien, l'autre le mal; Et sa longueur allait de l'homme a l'animal, Quoiqu'on ne vit point la d'animal et point d'homme; Couche sur terre, il eut joint Eden a Sodome.

Son embouchure, gouffre ou plongeait mon regard, Cercle de l'inconnu tenebreux et hagard, Pleine de cette horreur que le mystere exhale, M'apparaissait ainsi qu'une offre colossale D'entrer dans l'ombre ou Dieu meme est evanoui. Cette gueule, avec l'air d'un redoutable ennui, Morne, s'elargissait sur l'homme et la nature, Et cette epouvantable et muette ouverture Semblait le baillement noir de l'eternite.

Au fond de l'immanent et de l'illimite, Parfois, dans les lointains sans nom de l'Invisible, Quelque chose tremblait de vaguement terrible, Et brillait et passait, inexprimable eclair. Toutes les profondeurs des mondes avait l'air De mediter, dans l'ombre ou l'ombre se repete, L'heure ou l'on entendrait de cette apre trompette Un appel aussi long que l'infini jaillir. L'immuable semblait d'avance en tressaillir.

Des porches de l'abime, antres hideux, cavernes Que nous nommons enfers, puits, gehennams, avernes, Bouches d'obscurite qui ne prononcent rien; Du vide ou ne flottait nul souffle aerien; Du silence ou l'haleine osait a peine eclore, Ceci se degageait pour l'ame: Pas encore.

Par instants, dans ce lieu triste comme le soir, Comme on entend le bruit de quelqu'un qui vient voir, On entendait le pas boiteux de la justice; Puis cela s'effacait. Des vermines, le vice, Le crime, s'approchaient; et, fourmillement noir, Fuyaient. Le clairon sombre ouvrait son entonnoir. Un groupe d'ouragans dormait dans ce cratere, Comme cet organum des gouffres doit se taire Jusqu'au jour monstrueux ou nous ecarterons Les clous de notre biere au-dessus de nos fronts, Nul bras ne le touchait dans l'invisible sphere; Chaque race avait fait sa couche de poussiere Dans l'orbe sepulcral de son evasement; Sur cette poudre l'oeil lisait confusement Ce mot: RIEZ, ecrit par le doigt d'Epicure; Et l'on voyait, au fond de la rondeur obscure, La toile d'araignee horrible de Satan.

Des astres qui passaient murmuraient: 'Souviens-t'en! Prie!' et la nuit portait cette parole a l'ombre.

Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre.

Une sinistre main sortait de l'infini. Vers la trompette, effroi de tout crime impuni, Qui doit faire a la mort un jour lever la tete, Elle pendait enorme, ouverte, et comme prete A saisir ce clairon qui se tait dans la nuit, Et qu'emplit le sommeil formidable du bruit. La main, dans la nuee et hors de l'Invisible, S'allongeait A quel etre etait-elle? Impossible De le dire, en ce morne et brumeux firmament. L'oeil dans l'obscurite ne voyait clairement Que les cinq doigts beants de cette main terrible; Tant l'etre, quel qu'il fut, debout dans l'ombre horrible, —Sans doute, quelque archange ou quelque seraphin Immobile, attendant le signe de la fin,— Plongeait profondement, sous les tenebreux voiles, Du pied dans les enfers, du front dans les etoiles!



FIN



NOTES

LA CONSCIENCE.

It has been thought that the subject of this poem was suggested to Victor Hugo by a passage in Les tragiques, a satirical poem in seven books, depicting the misfortunes and vices of France, written by Theodore Agrippa D'Aubigne (1551-1630), whom Sainte-Beuve calls the Juvenal of the sixteenth century. The passage relating to Cain occurs in the sixth book, called Les Vengeances. The following extracts indicate the spirit in which the author dealt with his theme.

Il avoit peur de tout, et il avoit peur de lui . . . . . . . La mort ne put avoir de mort pour recompense: L'Enfer n'eut point de morts a punir cette offense; Mais autant de jours il sentit de trespas: Vif, il ne vescut point; mort, il ne mourut pas. Il fuit d'effroi transi, trouble, tremblant et blesme, Il fuit de tout le monde, il s'enfuit de soy-mesme . . . . . . . Il possedoit le monde et non une asseurance; Il estoit seul partout, hors mis sa conscience, Et fut marque au front affin qu'en s'enfuiant Aucun n'osast tuer ses maux en le tuant.

It is clear that if the poem suggested the subject to Hugo it suggested nothing else.

With Cain may be compared Le Parricide, one of the 1859 series, which is also inspired by the theme of the guilty conscience pursuing the murderer. In this case remorse is symbolized by a drop of blood which falls upon the head of the criminal wherever he goes.

Assur, English Asshur; the name occurs in the marginal rendering of Gen. x. II (Revised Version).

The names of persons and their descriptions are taken from the account of Cain's descendants in Gen. iv. 17-23.

Jabel, English Jabal, son of Lamech, a descendant of Cain and Adah. 'He was the father of such as dwell in tents and have cattle.'

Tsilla, English Zillah, one of Lamech's wives.

Jubal, the brother of Jabal. 'He was the father of all such a handle the harp and pipe.'

Henoch, English Enoch, Cain's son.

Tubalcain, English Tubal-cain, the son of Lamech and his wife Zillah. He was 'the forger of every cutting instrument of brass and iron.'

Seth was the third son of Adam and Eve, and

Enos was the son of Seth.



PUISSANCE EGALE BONTE.

Iblis, one of the names used in the Koran for the Spirit of Evil. He was a spirit who refused to prostrate himself before Adam at the command of the Almighty, and was therefore expelled from Eden. Instead of being immediately destroyed, however, he was given a respite till the Day of Judgement. The word is derived from the Arabic balas, wicked.

Another tradition, not found in the Koran, is that Iblis was a warrior angel whom the Almighty sent to exterminate the Djinns, the beings, half men, half angels, who inhabited the country of the Genii. Instead of performing this command, the spirit rebelled and was cast down into hell. It is hardly necessary to add that Hugo's story is of his own invention.

Bonte (see heading), one of Hugo's favourite words for expressing the moral attributes of the Almighty power. The theme that God is goodness, which is more than justice, is developed in Dieu: La Lumiere.

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