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De rve en rve, va! des meilleurs aux plus beaux. Pour gravir les degrs de l'Echelle infinie, Foule les dieux couchs dans leurs sacrs tombeaux.
L'intelligible cesse, et voici l'agonie, Le mpris de soi-mme, et l'ombre, et le remord, Et le renoncement furieux du gnie. Lumire, o donc es-tu? Peut-tre dans la mort.
REQUIES
Comme un morne exil, loin de ceux que j'aimais, Je m'loigne pas lents des beaux jours de ma vie, Du pays enchant qu'on ne revoit jamais. Sur la haute colline o la route dvie Je m'arrte, et vois fuir l'horizon dormant Ma dernire esprance, et pleure amrement.
O malheureux! crois-en ta muette dtresse: Rien ne refleurira, ton coeur ni ta jeunesse, Au souvenir cruel de tes flicits. Tourne plutt les yeux vers l'angoisse nouvelle, Et laisse retomber dans leur nuit ternelle L'amour et le bonheur que tu n'as point gots.
Le temps n'a pas tenu ses promesses divines. Tes yeux ne verront point reverdir tes ruines; Livre leur cendre morte au souffle de l'oubli. Endors-toi sans tarder en ton repos suprme, Et souviens-toi, vivant dans l'ombre enseveli, Qu'il n'est plus dans ce inonde un seul tre qui t'aime.
La vie est ainsi faite, il nous la faut subir. Le faible souffre et pleure, et l'insens s'irrite; Mais le plus sage en rit, sachant qu'il doit mourir. Rentre au tombeau muet o l'homme enfin s'abrite, Et l, sans nul souci de la terre et du ciel, Repose, malheureux, pour le temps terne!
DANS LE CIEL CLAIR
Dans le ciel clair ray par l'hirondelle alerte, Le matin qui fleurit comme un divin rosier Parfume la feuille tincelante et verte O les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte, A la cime des bois chantent plein gosier Le matin qui fleurit comme un divin rosier Dans le ciel clair ray par l'hirondelle alerte.
En grles notes d'or, sur les graviers polis, Les eaux vives, filtrant et pleuvant goutte goutte, Caressent du baiser de leur lger coulis La bruyre et le thym, les glaeuls et les lys; Et le jeune chevreuil, que l'aube veille, coute Les eaux vives filtrant et pleuvant goutte goutte En grles notes d'or sur les graviers polis.
Le long des frais buissons o rit le vent sonore, Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant O la molle vapeur bleuit et s'vapore, Tous deux, sous la lumire humide de l'aurore, S'en vont entrelacs et passent lentement Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant, Le long des frais buissons o rit le vent sonore.
La volupt d'aimer clt demi leurs yeux, Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brve, Le charme et la beaut de la terre et des cieux Leur rendent ternel l'instant dlicieux, Et, dans l'enchantement de ce rve d'un rve, Ils ne savent plus rien du vol de l'heure brve, La volupt d'aimer clt demi leurs yeux.
Dans le ciel clair ray par l'hirondelle alerte L'aube fleurit toujours comme un divin rosier; Mais eux, sous la feuille tincelante et verte, N'entendront plus, un jour, les doux nids, l'aile ouverte, Jusqu'au fond de leur coeur chanter plein gosier Le matin qui fleurit comme un divin rosier Dans le ciel clair ray par l'hirondelle alerte.
LA LAMPE DU CIEL
Par la chane d'or des toiles vives La Lampe du ciel pend du sombre azur Sur l'immense mer, les monts et les rives. Dans la molle paix de l'air tide et pur Berce au soupir des houles pensives, La Lampe du ciel pend du sombre azur Par la chane d'or des toiles vives.
Elle baigne, emplit l'horizon sans fin De l'enchantement de sa clart calme; Elle argent l'ombre au fond du ravin, Et, perlant les nids, poss sur la palme, Qui dorment, lgers, leur sommeil divin, De l'enchantement de sa clart calme Elle baigne, emplit l'horizon sans fin.
Dans le doux abme, Lune, o tu plonges Es-tu le soleil des morts bienheureux, Le blanc paradis o s'en vont leurs songes? O monde muet, panchant sur eux De beaux rves faits de meilleurs mensonges, Es-tu le soleil des morts bienheureux, Dans le doux abme, Lune, o tu plonges?
Toujours, jamais, ternellement, Nuit! Silence! Oubli des heures amres! Que n'absorbez-vous le dsir qui ment, Haine, amour, pense, angoisse et chimres? Que n'apaisez-vous l'antique tourment, Nuit! Silence! Oubli des heures amres! Toujours, jamais, ternellement?
Par la chane d'or des toiles vives, O Lampe du ciel, qui pends de l'azur, Tombe, plonge aussi dans la mer sans rives! Fais un gouffre noir de l'air tide et pur Au dernier soupir des houles pensives, O Lampe du ciel, qui pends de l'azur Par la chane d'or des toiles vives!
SI L'AURORE
Si l'Aurore, toujours, de ses perles arrose Cannes, grofliers et mas onduleux; Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus, Fait les bambous gants bruire dans l'air ros;
Hors du nid frais blotti parmi les vtivers Si la plume carlate allume les feuillages; Si l'on entend frmir les abeilles sauvages Sur les cloches de pourpre et les calices verts;
Si le roucoulement des blondes tourterelles Et les trilles aigus du cardinal siffleur S'unissent et l sur la montagne en fleur Au bruit de l'eau qui va mouvant les herbes grles;
Avec ses bardeaux roux jasps de mousses d'or Et sa varangue basse aux stores de Manille, A l'ombred des manguiers o grimpe la vanille Si la maison du cher aeul repose encor;
O doux oiseaux bercs sur l'aigrette des cannes, O lumire, jeunesse, arome de nos bois, Noirs ravins, qui, le long de vos pres parois, Exhalez au soleil vos brumes diaphanes!
Salut! Je vous salue, montagnes, cieux, Du paradis perdu visions infinies, Aurores et couchants, astres des nuits bnies, Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux!
Je vous salue, au bord de la tombe ternelle, Rve strile, espoir aveugle, dsir vain, Mirages clatants du mensonge divin Que l'heure irrsistible emporte sur son aile!
Puisqu'il n'est, par del nos moments rvolus, Que l'immuable oubli de nos mille chimres, A quoi bon se troubler des choses phmres? A quoi bon le souci d'tre ou de n'tre plus?
J'ai got peu de joie, et j'ai l'me assouvie Des jours nouveaux non moins que des sicles anciens. Dans le sable strile o dorment tous les miens Que ne puis-je finir le songe de la vie!
Que ne puis-je, couch sous le chiendent amer, Chair inerte, voue au temps qui la dvore, M'engloutir dans la nuit qui n'aura point d'aurore, Au grondement immense et morne de la mer!
LE MANCHY
Sous un nuage frais de claire mousseline, Tous les dimanches au matin, Tu venais la ville en manchy de rotin, Par les rampes de la colline.
La cloche de l'glise alertement tintait; Le vent de mer berait les cannes; Comme une grle d'or, aux pointes des savanes, Le feu du soleil crpitait.
Le bracelet aux poings, l'anneau sur la cheville, Et le mouchoir jaune aux chignons, Deux Telingas portaient, assidus compagnons, Ton lit aux nattes de Manille,
Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant, Souples dans leurs tuniques blanches, Le bambou sur l'paule et les mains sur les hanches, Ils allaient le long de l'Etang.
On voyait, au travers du rideau de batiste, Tes boucles dorer l'oreiller, Et, sous leurs cils mi clos, feignant de sommeiller, Tes beaux yeux de sombre amthyste.
Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux, De la montagne la grand'messe, Dans ta grce nave et ta rose jeunesse, Au pas rhythm de tes Hindous.
Maintenant, dans le sable aride de nos grves, Sous les chiendents, au bruit des mers, Tu reposes parmi les morts qui me sont chers, O charme de mes premiers rves!
LE FRAIS MATIN DORAIT
Le frais matin dorait de sa clart premire La cime des bambous et des grofliers. Oh! les mille chansons des oiseaux familiers Palpitant dans l'air ros et buvant la lumire!
Comme lui tu brillais, ma douce lumire, Et tu chantais comme eux vers les cieux familiers! A l'ombre des letchis et des grofliers, C'tait toi que mon coeur contemplait la premire.
Telle, au Jardin cleste, l'aurore premire, La jeune Eve, sous les divins grofliers, Toute pareille encore aux anges familiers, De ses yeux innocents rpandait la lumire.
Harmonie et parfum, charme, grce, lumire, Toi, vers qui s'envolaient mes songes familiers, Rayon d'or effleurant les hauts grofliers, O lys, qui m'as vers mon ivresse premire!
La Vierge aux ples mains t'a prise la premire, Chre me! Et j'ai vcu loin des grofliers, Loin des sentiers charmants tes pas familiers, Et loin du ciel natal o fleurit ta lumire.
Des sicles ont pass, dans l'ombre ou la lumire, Et je revois toujours mes astres familiers, Les beaux yeux qu'autrefois, sous nos grofliers, Le frais matin dorait de sa clart premire!
TRE FILA D'ORO
La-bas, sur la mer, comme l'hirondelle, Je voudrais m'enfuir, et plus loin encor! Mais j'ai beau vouloir, puisque la cruelle A li mon coeur avec trois fils d'or.
L'un est son regard, l'autre son sourire, Le troisime, enfin, est sa lvre en fleur; Mais je l'aime trop, c'est un vrai martyre: Avec trois fils d'or elle a pris mon coeur!
Oh! si je pouvais dnouer ma chane! Adieu, pleurs, tourments; je prendrais l'essor. Mais non, non! mieux vaut mourir la peine Que de vous briser, mes trois fils d'or!
BAUDELAIRE
LE GUIGNON
Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage! Bien qu'on ait du coeur l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court.
Loin des spultures clbres, Vers un cimetire isol, Mon coeur, comme un tambour voil, Va battant des marches funbres.
Maint joyau dort enseveli Dans les tnbres et l'oubli, Bien loin des pioches et des sondes;
Mainte fleur panche regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes.
LA VIE ANTRIEURE
J'ai longtemps habit sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux, Mlaient d'une faon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflt par mes yeux.
C'est l que j'ai vcu dans les volupts calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprgns d'odeurs,
Qui me rafrachissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin tait d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir.
LA BEAUTE
Que diras-tu ce soir, pauvre me solitaire, Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois fltri, A la trs-belle, la trs-bonne, la trs-chre, Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
—Nous mettrons notre orgueil chanter ses louanges. Rien ne vaut la douceur de son autorit; Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, Et son oeil nous revt d'un habit de clart.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son fantme dans l'air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit: "Je suis belle, et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau; Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!"
LA CLOCHE FLE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, D'couter, prs du feu qui palpite et qui fume, Les souvenirs lointains lentement s'lever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui, malgr sa vieillesse, alerte et bien portante, Jette fidlement sou cri religieux, Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon me est fle, et lorsqu'en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le rle pais d'un bless qu'on oublie Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts!
SPLEEN
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble tiroirs encombr de bilans, De vers, de billets doux, de procs, de romances, Avec de lourds cheveux rouls dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune.
—Je suis un cimetire abhorr de la lune, O, comme des remords, se tranent de longs vers Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanes, O gt tout un fouillis de modes surannes, O les pastels plaintifs et les ples Boucher, Seuls, respirent l'odeur d'un flacon dbouch.
Rien n'gale en longueur les boiteuses journes, Quand sous les lourds flocons des neigeuses annes L'Ennui, fruit de la morne incuriosit, Prend les proportions de l'immortalit.
—Dsormais tu n'es plus, matire vivante! Qu'un granit entour d'une vague pouvante, Assoupi dans le fond d'un Saharau brumeux! Un vieux sphinx ignor du monde insoucieux, Oubli sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche!
LE GOT DU NANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, L'Espoir, dont l'peron attisait ton ardeur, Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur, Vieux cheval dont le pied chaque obstacle butte. Rsigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, L'amour n'a plus de got, non plus que la dispute; Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flte! Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur! Le Printemps adorable a perdu son odeur!
Et le Temps m'engloutit minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur; Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur, Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute! Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
LA RANON
L'homme a, pour payer sa ranon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et dfriche Avec le fer de la raison;
Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques pis, Des pleurs sals de son front gris Sans cesse il faut qu'il les arrose.
L'un est l'Art, et l'autre l'Amour. —Pour rendre le juge propice, Lorsque de la stricte justice Paratra le terrible jour,
Il faudra lui montrer des granges Pleines de moissons, et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges.
LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
Que le soleil est beau quand tout frais il se lve, Comme une explosion nous lanant son bonjour! —Bienheureux celui-l qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu'un rve!
Je me souviens! ... J'ai vu tout, fleur, source, sillon Se pmer sous son oeil comme un coeur qui palpite.... Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon!
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; L'irrsistible Nuit tablit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
Une odeur de tombeau dans les tnbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marcage, Des crapauds imprvus et de froids limaons.
HYMNE
A la trs-chre, la trs-belle Qui remplit mon coeur de clart, A l'ange, l'idole immortelle, Salut en immortalit!
Elle se rpand dans ma vie Comme un air imprgn de sel, Et dans mon me inassouvie Verse le got de l'ternel.
Sachet toujours frais qui parfume L'atmosphre d'un cher rduit, Encensoir oubli qui fume En secret travers la nuit,
Comment, amour incorruptible, T'exprimer avec vrit? Grain de musc qui gis, invisible, Au fond de mon ternit!
A la trs-bonne, la trs-belle Qui fait ma joie et ma sant, A l'ange, l'idole immortelle, Salut en immortalit!
LA MORT DES PAUVRES
C'est la Mort qui console, hlas! et qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, comme un lixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
A travers la tempte, et la neige, et le givre, C'est la clart vibrante notre horizon noir; C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, O l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magntiques Le sommeil et le don des rves extatiques, Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique, C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, C'est le portique ouvert sur les d'eux inconnus!
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chriras la mer. La mer est ton miroir; tu contemples ton me Dans le droulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais plonger au sein de ton image; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous tes tous les deux tnbreux et discrets: Homme, nul n'a sond le fond de tes abmes, O mer, nul ne connat tes richesses intimes, Tant vous tes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voil des sicles innombrables Que vous vous combattez sans piti ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs ternels, frres implacables!
PIERRE DUPONT
LA VRONIQUE
Quand les chnes, chaque branche, Poussent leurs feuilles par milliers, La vronique bleue et blanche Sme les tapis leurs pieds; Sans haleine, peine irise, Ce n'est qu'un reflet de couleur, Pleur d'azur, goutte de rose, Que l'aurore a change en fleur.
Douces voir, vroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
Les violettes sont moins claires, Les bluets moins lgers que vous, Les pervenches moins phmres Et les myosotis moins doux. Le dahlia, non plus la rose, N'imiteront point votre azur; Votre couleur bleue est close Simplement comme un amour pur.
Douces voir, vroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
Le papillon bleu vous courtise, L'insecte vous perce le coeur, D'un coup de bec l'oiseau vous brise, Que guette son tour l'oiseleur. Rveurs, amants, race distraite, Vous effeuilleront au hasard, Sans voir votre grce muette. Ni votre dernier bleu regard.
Douces voir, vroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
O fleur insaisissable et pure, Saphir dont nul ne sait le prix, Mlez-vous la chevelure De celle dont je suis pris; Pointillez dans la mousseline De son blanc peignoir entr'ouvert, Et dans la porcelaine fine O sa lvre boit le th vert.
Douces voir, vroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
Fleurs touchantes du sacrifice, Mortes, vous savez nous gurir; Je vois dans votre humble calice Le ciel entier s'panouir. O vroniques! sous les chnes Fleurissez pour les simples coeurs Qui, dans les traverses humaines, Vont cherchant les petites fleurs.
Douces voir, vroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
LES BOEUFS
J'ai deux grands boeufs dans mon table, Deux grands boeufs blancs, marqus de roux; La charrue est en bois d'rable, L'aiguillon en branche de houx; C'est par leur soin qu'on voit la plaine Verte l'hiver, jaune l't; Ils gagnent dans une semaine Plus d'argent qu'ils n'en ont cot.
S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
Les voyez-vous, les belles btes, Creuser profond et tracer droit, Bravant la pluie et les temptes, Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid? Lorsque je fais halte pour boire, Un brouillard sort de leurs naseaux, Et je vois sur leur corne noire Se poser les petits oiseaux. S'il me fallait les vendre, etc.
Ils sont forts comme un pressoir d'huile, Ils sont doux comme des moutons. Tous les ans on vient de la ville Les marchander dans nos cantons, Pour les mener aux Tuileries, Au mardi gras devant le roi, Et puis les vendre aux boucheries, Je ne veux pas, ils sont moi. S'il me fallait les vendre, etc.
Quand notre fille sera grande, Si le fils de notre rgent En mariage la demande, Je lui promets tout mon argent; Mais si pour dot il veut qu'on donne Les grands boeufs blancs, marqus de roux, Ma fille, laissons la couronne, Et ramenons les boeufs chez nous. S'il me fallait les vendre, etc.
LE CHANT DES OUVRIERS
Nous, dont la lampe, le matin, Au clairon du coq se rallume; Nous tous, qu'un salaire incertain Ramne avant l'aube l'enclume; Nous, qui des bras, des pieds, des mains. De tout le corps, luttons sans cesse, Sans abriter nos lendemains Contre le froid de la vieillesse,
Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons A l'indpendance du monde!
Nos bras, sans relche tendus, Aux flots jaloux, au sol avare, Ravissent leurs trsors perdus, Ce qui nourrit et ce qui pare: Perles, diamants et mtaux, Fruit du coteau, grain de la plaine. Pauvres moutons, quels bons manteaux Il se tisse avec notre laine! Aimons-nous, etc.
Quel fruit tirons-nous des labeurs Qui courbent nos maigres chines? O vont les flots de nos sueurs? Nous ne sommes que des machines. Nos Babels montent jusqu'au ciel, La terre nous doit ses merveilles! Ds qu'elles ont fini le miel Le matre chasse les abeilles. Aimons-nous, etc.
Mal vtus, logs dans des trous, Sous les combles, dans les dcombres, Nous vivons avec les hiboux Et les larrons, amis des ombres: Cependant notre sang vermeil Coule imptueux dans nos veines; Nous nous plairions au grand soleil, Et sous les rameaux verts des chnes! Aimons-nous, etc.
A chaque fois que par torrents Notre sang coule sur le monde, C'est toujours pour quelques tyrans Que cette rose est fconde; Mnageons-le dornavant, L'amour est plus fort que la guerre; En attendant qu'un meilleur vent Souffle du ciel ou de la terre, Aimons-nous, etc.
LE REPOS DU SOIR
Quand le soleil se couche horizontal, De longs rayons noyant la plaine immense, Comme un bl mr, le ciel occidental De pourpre vive et d'or pur se nuance; L'ombre est plus grande et la clart s'teint
Sur le versant des pentes opposes; Enfin, le ciel, par degrs, se dteint, Le jour s'efface en des brumes roses. Reposons-nous! Le repos est si doux: Que la peine sommeille Jusqu' l'aube vermeille!
Dans le sillon, la charrue, au repos, Attend l'aurore et la terre mouille; Bergers, comptez et parquez les troupeaux, L'oiseau s'endort dans l'paisse feuille. Gaules en main, bergres, aux doux yeux,
A l'eau des gus mnent leurs btes boire; Les laboureurs vont dlier les boeufs, Et les chevaux soufflent dans la mangeoire. Reposons-nous! etc.
Tous les fuseaux s'arrtent dans les doigts, La lampe brille, une blanche fume Dans l'air du soir monte de tous les toits; C'est du repas l'annonce accoutume. Les ouvriers, si las, quand vient la nuit, Peuvent partir; enfin, la cloche sonne, Ils vont gagner leur modeste rduit, O, sur le feu, la marmite bouillonne. Reposons-nous! etc.
La mnagre et les enfants sont l, Du chef de l'tre attendant la prsence: Ds qu'il parat, un grand cri: "Le voil!" S'lve au ciel, comme en rjouissance; De bons baisers, la soupe, un doigt de vin, Rendent la joie sa figure blme; Il peut dormir, ses enfants ont du pain, Et n'a-t-il pas une femme qui l'aime? Reposons-nous! etc.
Tous les foyers s'teignent lentement; Dans le lointain, une usine, qui fume, Pousse de terre un sourd mugissement; Les lourds marteaux expirent sur l'enclume. Ah! dtournons nos mes du vain bruit, Et nos regards du faux clat des villes: Endormons-nous sous l'aile de la nuit Qui mne en rond ses toiles tranquilles! Reposons-nous! etc.
ANDR LEMOYNE
CHANSON MARINE
Nous revenions d'un long voyage, Las de la mer et las du ciel. Le banc d'azur du cap Frhel Fut salu par l'quipage.
Bientt nous vmes s'largir Les blanches courbes de nos grves; Puis, au cher pays de nos rves, L'aiguille des clochers surgir.
Le son d'or des cloches normandes Jusqu' nous s'grenait dans l'air; Nous arrivions par un temps clair, Marchant voiles toutes grandes.
De loin nous fmes reconnus Par un vol de mouettes blanches, Oiseaux de Granville et d'Avranches, Pour nous revoir exprs venus.
Ils nous disaient: "L'Orne et la Vire Savent dj votre retour, Et c'est avant la fin du jour Que doit mouiller votre navire.
"Vous n'avez pas compt les pleurs Des vieux pres qui vous attendent. Les hirondelles vous demandent, Et tous vos pommiers sont en fleurs.
"Nous connaissons de belles filles, Aux coiffes en moulin vent, Qui de vous ont parl souvent, Au feu du soir dans vos familles.
"Et nous en avons pris cong Pour vous rejoindre tire-d'ailes, Vous avez trop vcu loin d'elles, Mais pas un seul coeur n'a chang."
UN FLEUVE A LA MER
Quand un grand fleuve a fait trois ou quatre cents lieues Et longtemps promen ses eaux vertes ou bleues Sous le ciel refroidi de l'ancien continent, C'est un voyageur las, qui va d'un flot tranant.
Il n'a pas vu la mer, mais il l'a pressentie. Par de lointains reflux sa marche est ralentie.
Le dsert, le silence accompagnent ses bords. Adieu les arbres verts.—Les tristes fleurs des landes, Bouquets de romarins et touffes de lavandes, Lui versent les parfums qu'on rpand sur les morts.
Le seul oiseau qui plane au fond du paysage, C'est le goland gris, c'est l'ternel prsage Apparaissant le soir qu'un fleuve doit mourir, Quand le grand inconnu devant lui va s'ouvrir.
DE BANVILLE
LA CHANSON DE MA MIE
L'eau dans les grands lacs bleus Endormie, Est le miroir des cieux: Mais j'aime mieux les yeux De ma mie.
Pour que l'ombre parfois Nous sourie, Un oiseau chante au bois, Mais j'aime mieux la voix De ma mie.
La rose, la fleur Dfleurie Rend sa vive couleur; Mais j'aime mieux un pleur De ma mie.
Le temps vient tout briser. On l'oublie: Moi, pour le mpriser, Je ne veux qu'un baiser De ma mie.
La ros sur le lin Meurt fltrie; J'aime mieux pour coussin Les lvres et le sein De ma mie.
On change tour tour De folie Moi, jusqu'au dernier jour, Je m'en tiens l'amour De ma mie.
A ADOLPHE GAFFE
Jeune homme sans mlancolie, Blond comme un soleil d'Italie, Garde bien ta belle folie.
C'est la sagesse! Aimer le vin, La beaut, le printemps divin, Cela suffit. Le reste est vain.
Souris, mme au destin svre! Et quand revient la primevre, Jettes-en les fleurs dans ton verre.
Au corps sous la tombe enferm Que reste-t-il? D'avoir aim Pendant deux ou trois mois de mai.
"Cherchez les effets et les causes," Nous disent les rveurs moroses. Des mots! des mots! cueillons les roses.
BALLADE DES PENDUS
Sur ses larges bras tendus, La fort o s'veille Flore, A des chapelets de pendus Que le matin caresse et dore. Ce bois sombre, o le chne arbore Des grappes de fruits inous Mme chez le Turc et le More, C'est le verger du roi Louis.
Tous ces pauvres gens morfondus, Roulant des pensers qu'on ignore, Dans les tourbillons perdus Voltigent, palpitants encore. Le soleil levant les dvore. Regardez-les, cieux blouis, Danser dans les feux de l'aurore. C'est le verger du roi Louis.
Ces pendus, du diable entendus, Appellent des pendus encore. Tandis qu'aux cieux, d'azur tendus, O semble luire un mtore, La rose en l'air s'vapore, Un essaim d'oiseaux rjouis Par dessus leur tte picore. C'est le verger du roi Louis.
ENVOI
"Prince, il est un bois que dcore Un tas de pendus enfouis Dans le doux feuillage sonore. C'est le verger du roi Louis."
HENRI DE BORNIER
RSIGNONS-NOUS
C'est la saison des avalanches; Le bois est noir, le ciel est gris, Les corbeaux dans les plaines blanches, Par milliers, volent grands cris; —Mais, bientt, de tides haleines Descendront du ciel moins jaloux, Avril consolera les plaines.... Rsignons-nous.
C'est l'orage! Les eaux flamboient En se heurtant comme des blocs, Les dogues de l'abme aboient Et hurlent en mordant les rocs; —Mais demain tous ces flots rebelles Se changeront, unis et doux, En miroirs pour les hirondelles.... Rsignons-nous.
C'est l'ge o l'homme nie et doute: Soleils couchs et rves morts! A chaque tournant de la route, Ou des regrets ou des remords! —Mais, bientt, viendra la vieillesse levant sur nos fronts tous La lampe d'or de la sagesse.... Rsignons-nous.
Ceux qu'on aima sont dans les tombes, Les yeux adors sont teints, Dieu rappelle lui nos colombes Pour rjouir des cieux lointains.... —Mais, bientt, d'une me ravie, Seigneur! pour les rejoindre en vous, Nous nous enfuirons de la vie.... Rsignons-nous.
ANDR THEURIET
BRUNETTE
Voici qu'avril est de retour, Mais le soleil n'est plus le mme, Ni le printemps, depuis le jour O j'ai perdu celle que j'aime.
Je m'en suis all par les bois. La fort verte tait si pleine, Si pleine des fleurs d'autrefois, Que j'ai senti grandir ma peine.
J'ai dit aux beaux muguets tremblants: "N'avez-vous pas vu ma mignonne?" J'ai dit aux ramiers roucoulants: "N'avez-vous rencontr personne?"
Mais les ramiers sont rests sourds, Et sourde aussi la fleur nouvelle, Et depuis je cherche toujours Le chemin qu'a pris l'infidle.
L'amour, l'amour qu'on aime tant, Est comme une montagne haute: On la monte tout en chantant, On pleure en descendant la cte.
LES PAYSANS
Le village s'veille la corne du ptre; Les btes et les gens sortent de leur logis; On les voit cheminer sous le brouillard bleutre, Dans le frisson mouill des alisiers rougis.
Par les sentiers pierreux et les branches froisses, Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de bl, Ruminant lourdement de confuses penses, Marchent, le front courb sur leur poitrail hl.
La besogne des champs est rude et solitaire: De la blancheur de l'aube l'obscure lueur Du soir tombant, il faut se battre avec la terre Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.
Paysans, race antique la glbe asservie, Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux; Pourtant si l'on pouvait recommencer sa vie, Frres, je voudrais natre et grandir parmi vous!
Ptri de votre sang, nourri dans un village, Respirant des odeurs d'table et de fenil, Et courant en plein air comme un poulain sauvage Qui se vautre et bondit dans les pousses d'avril,
J'aurais en moi peut-tre alors assez de sve, Assez de flamme au coeur et d'nergie au corps, Pour chanter dignement le monde qui s'lve Et dont vous serez, vous, les matres durs et forts.
Car votre rgne arrive, paysans de France; Le penseur voit monter vos flots lointains encor, Comme on voit s'veiller dans une plaine immense L'ondulation calme et lente des bls d'or.
L'avenir est vous, car vous vivez sans cesse Accoupls la terre, et sur son large sein Vous buvez longs traits la force et la jeunesse Dans un embrassement laborieux et sain.
Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines Le sang bleu des aeux, appauvri, s'est fig, Et le prestige ancien des races souveraines Comme un soleil mourant dans l'ombre s'est plong.
L'avenir est vous!... Nos coles sont pleines De fils de vignerons et de fils de fermiers; Tremps dans l'air des bois et les eaux des fontaines, Ils sont partout en nombre et partout les premiers.
Salut! Vous arrivez, nous partons. Vos fentres S'ouvrent sur le plein jour, les ntres sur la nuit.... Ne nous imitez pas, quand vous serez nos matres, Demeurez dans vos champs o le grand soleil luit....
Ne reniez jamais vos humbles origines, Soyez comme le chne au tronc noueux et dur; Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines, Tandis que vos rameaux verdissent dans l'azur.
Car la terre qui fait mrir les moissons blondes Et dans les pampres verts monter l'me du vin, La terre est la nourrice aux mamelles fcondes; Celui-l seul est fort qui boit son lait divin.
Pour avoir ddaign ses rudes embrassades, Nous n'avons plus aux mains qu'un lambeau de pouvoir, Et, pareils dsormais des enfants malades, Ayant peur d'obir et n'osant plus vouloir,
Nous attendons, tremblants et la mine effare, L'heure o vous tous, bouviers, laboureurs, vignerons, Vous pandrez partout comme un ras de mare Vos flots victorieux o nous disparatrons.
GEORGES LAFENESTRE
L'BAUCHE
Sur une statue inacheve de Michel-Ange.
Comme un agonisant cach, les lvres blanches, Sous des draps en sueur dont ses bras et ses hanches Soulvent par endroits les grands plis distendus, Au fond du bloc taill brusquement comme un arbre, On devine, rlant sous le manteau de marbre, Le gant qu'il crase et ses membres tordus.
Impuissance ou dgot, le ciseau du vieux matre N'a pas son captif donn le temps de natre, A l'me impatiente il a ni son corps; Et, depuis trois cents ans, l'informe crature, Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure, Du coude et du genou fait d'horribles efforts.
Sous le grand ciel brlant, prs des noirs trbinthes, Dans les fraches villas et les coupoles peintes, L'appellent vainement ses ans glorieux: Comme un jardin ferm dont la senteur l'enivre, Le maudit voit la vie, il s'lance, il veut vivre... Arrire! O sont tes pieds pour t'en aller vers eux ?
Va, je plains, je comprends, je connais ta torture. Nul ouvrier n'est rude autant que la Nature; Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jours souverains, Pour encombrer le sol d'inutiles bauches Qu'on voit se dmener, lourdes, plates et gauches, En des destins manqus qui leur brisent les reins.
Elle aussi, ds l'aurore, elle chante et se lve, Pour ptrir au soleil les formes de son rve, Avec ses bras vaillants, dans l'argile des morts, Puis, tout d'un coup, lchant sa besogne, en colre, Ple mle, en un coin, les jette la poussire, Avec des moitis d'me et des moitis de corps.
Nul ne les comptera, ces victimes tranges, Risibles avortons trbuchant dans leurs langes, Qui ttent le vent chaud de leurs yeux endormis, Monstres mal copis sur de trop beaux modles Qui, de leur coeur fragile et de leurs membres grles, S'efforcent au bonheur qu'on leur avait promis.
Vastes foules d'humains flagells par les fivres! Ceux-l, tous les fruits mrs leur chappent des lvres. La martre brutale en finit-elle un seul? Non. Chez tous le dsir est plus grand que la force; Comme l'arbre, au printemps, dchire son corce, Chacun, pour en jaillir, s'agite en son linceul.
Qu'en dis-tu, lamentable et sublime statue? Ta force, ce combat, doit-elle tre abattue? As-tu soif, la fin, de ce muet nant O nous dormions si bien dans les roches inertes, Avant qu'on nous montrt les portes entr'ouvertes D'un ironique den qu'un glaive nous dfend?
Ah! nous sommes bien pris dans la matire infme: Je n'allongerai pas les chanes de mon me, Tu ne sortiras pas de ton cachot pais. Quand l'artiste, homme ou dieu, lass de sa pense, Abandonne au hasard une oeuvre commence, Son bras indiffrent n'y retourne jamais.
Pour nous le mieux serait d'attendre et de nous taire Dans le moule born qu'il lui plut de nous faire, Sans force et sans beaut, sans parole et sans yeux. Mais non! le rsign ressemble trop au lche, Et tous deux vers le ciel nous crrons sans relche, Maudissant Michel-Ange, et rclamant des dieux!
LE PLONGEUR
Comme un marin hardi que la cloche aux flancs lourds Sous,l'amas des grands flots refouls avec peine Dpose, en frmissant, dans la terreur sereine Des vieux gouffres muets, immobiles et sourds,
Quand le pote ple, en descendant toujours, Tout coup a heurt le fond de l'me humaine, L'abme tonn montre sa vue incertaine D'tranges habitants dans d'tranges sjours:
Sous les enlacements des gomons livides Blanchissent de vieux mts et des squelettes vides: Des reptiles glacs circulent alentour;
Mais lui, poussant du pied l'ignoble pourriture, Sans se tromper poursuit sa sublime aventure, Prend la perle qui brille, et la rapporte au jour!
FLIX FRANK
C'TAIT UN VIEUX LOGIS
C'tait un vieux logis dans une troite rue, Tout petit et perch bien haut sur l'escalier; Mais un flot de soleil y rchauffait la vue En frappant, le matin, au carreau familier.
C'tait un vieux logis o circulait une me, O les meubles anciens, aux dtails ingnus, Dans les angles amis jetaient comme une flamme Et riaient doucement sous les regards connus.
C'tait un vieux logis o la famille entire Avait group longtemps ses arides travaux, Ses efforts qu'animait une volont fire, Et ces rves du coeur, toujours chers et nouveaux!
Jours passs, jours sacrs jusqu'en vos amertumes, Dans ce pauvre logis vous tiez enferms; Ah! qu'il est triste et doux, l'endroit o nous vcmes Souffrant, aimant, heureux de nous sentir aims!
Entre les quatre murs d'une chambre modeste, Qui dira ce que l'homme entasse de trsors? Trsors faits de sa vie, et dont il ne lui reste Qu'un ple souvenir et qu'un songe au dehors!....
Quand il fallut partir de la vieille demeure; Quand il fallut partir,—l'ayant bien dcid,— L, tel qu'un faible enfant, j'ai perdu plus d'une heure A penser, pleurer, seul, dans l'ombre accoud.
—"C'tait un vieux logis!" murmurait la Sagesse, "Un logis plein d'amour!" disait le coeur tremblant; "C'tait un vieux logis plein d'intime richesse: Prendras-tu ta jeunesse aux murs, en t'en allant?
"C'est l qu'elle vibrait! L qu'elle s'est leve, Radieuse et chantant les clairs matins d'avril! C'est l que d'esprance elle fut abreuve,— Comme on vole au bonheur, s'lanant au pril!
"C'est l qu'elle versa ses premiers pleurs d'ivresse, Qu'elle eut ses premiers cris et ses premiers sanglots! Tout ici lui gardait une chaude caresse; Qu'elle s'achve ailleurs, loin de ces vieux chos!
"Jadis il existait des foyers toujours stables: Qui les avait quitts, y pouvait revenir; C'est de l que sortaient ces mes indomptables Dont le pass puissant ombrageait l'avenir.
"Aujourd'hui la maison est une htellerie: On arrive, on se couche, on s'veille, et l'on part; Et d'aucuns aujourd'hui veulent que la Patrie Soit une auberge aussi, ddie au hasard!
"Et pourtant le Progrs et la libre Justice N'exigent pas que l'homme erre jusqu' la mort; Et pourtant il est bon que chacun se btisse Un nid, pour y garder tout ce qu'il tient du sort!
"Mais c'est la loi de l'or,—c'est le gain,— c'est la fivre De ce sicle agit d'un trange tourment, Qui partout nous poursuit, et nous chasse, et nous svre De ce bonheur si pur, si calme et si charmant!
"Donc rien n'est ferme et fort dsormais, rien ne dure: Et comme un vil bagage, l'aventure, on va Cahotant son pass dans la lourde voiture Qu'au premier coin de rue —hier au soir— on trouva.
"En route! Voici l'heure et le logis est vide: Rves, propos mus, pass vivant ... adieu!— C'tait un vieux logis o vint plus d'une ride; Mais l'ge, dans les coeurs, y retardait un peu.
"C'tait un vieux logis dans une troite rue, Tout petit et perch bien haut sur l'escalier; Mais un flot de soleil y rchauffait la vue En frappant, le matin, au carreau familier."
ARMAND SILVESTRE
LE PLERINAGE
Aprs vingt ans d'exil, de cet exil impie O l'oubli de nos coeurs enchane seul nos pas, O la fragilit de nos regrets s'expie, Aprs vingt ans d'exil que je ne comptais pas,
J'ai revu la maison lointaine et bien-aime O je rvais, enfant, de soleils sans dclin, O je sentais mon me tous les maux ferme, Et dont, un jour de deuil, je sortis orphelin.
J'ai revu la maison et le doux coin de terre O mon souvenir seul fait passer, sous mes yeux, Mon pre souriant avec un front austre Et ma mre pensive avec un front joyeux.
Rien n'y semblait chang des choses bien connues Dont le charme autrefois bornait mon horizon: Les arbres familiers, le long des avenues, Semaient leurs feuilles d'or sur le mme gazon;
Le berceau de bois mort qu'un chvrefeuille enlace, Le banc de pierre aux coins par la mousse mordus, Ainsi qu'aux anciens jours tout tait sa place Et les htes anciens y semblaient attendus.
Ma mre allait venir, entre ses mains lasses Balanant une fleur sur l'or ple du soir; Au pied du vieux tilleul, gardien de ses penses, Son Horace la main, mon pre allait s'asseoir.
Tous deux me chercheraient des yeux dans les alles O de mes premiers jeux la gat s'envola; Tous deux m'appelleraient avec des voix troubles Et seraient malheureux ne me voyant pas l.
J'allais franchir le seuil:—C'est moi, c'est moi, mon pre!.... Mais ces rires, ces voix, je ne les connais pas. Pour tout ce qu'enfermait ce pauvre enclos de pierre, J'tais un tranger!... Je dtournai mes pas....
Mais, par-dessus le mur, une aubpine blanche Tendait jusqu' mes mains son feuillage odorant. Je compris sa piti! J'en cueillis une branche, Et j'emportai la fleur solitaire en pleurant!
ALBERT GLATIGNY
BALLADE DES ENFANTS SANS SOUCI
Ils vont pieds nus le plus souvent. L'hiver Met leurs doigts des mitaines d'ongle. Le soir, hlas! ils soupent du grand air, Et sur leur front la bise chevele Gronde, pareille au bruit d'une mle, A peine un peu leur sort est adouci Quand avril fuit la terre console. Ayez piti des Enfants sans souci.
Ils n'ont sur eux que le manteau du ver, Quand les frissons de la vote toile Font tressaillir et briller leur oeil clair. Par la montagne abrupte et la valle, Ils vont, ils vont! A leur troupe affole Chacun rpond: "Vous n'tes pas d'ici, Prenez ailleurs, oiseaux, votre vole." Ayez piti des Enfants sans souci.
Un froid de mort fait dans leur pauvre chair Glacer le sang, et leur veine est gele. Les coeurs pour eux se cuirassent de fer. Le trpas vient. Ils vont sans mausole Pourrir au coin d'un champs ou d'une alle, Et les corbeaux mangent leur corps transi Que lavera la froide giboule. Ayez piti des Enfants sans souci.
ENVOI
Pour cette vie effroyable, file De mal, de peine, ils te disent: Merci! Muse, comme eux, avec eux, exile. Ayez piti des Enfants sans souci!
SULLY PRUDHOMME
LES CHANES
J'ai voulu tout aimer et je suis malheureux, Car j'ai de mes tourments multipli les causes; D'innombrables liens frles et douloureux Dans l'univers entier vont de mon me aux choses.
Tout m'attire la fois et d'un attrait pareil: Le vrai par ses lueurs, l'inconnu par ses voiles; Un trait d'or frmissant joint mon coeur au soleil Et de longs fils soyeux l'unissent aux toiles.
La cadence m'enchane l'air mlodieux, La douceur du velours aux roses que je touche; D'un sourire j'ai fait la chane de mes yeux, Et j'ai fait d'un baiser la chane de ma bouche.
Ma vie est suspendue ces fragiles noeuds, Et je suis le captif des mille tres que j'aime: Au moindre branlement qu'un souffle cause en eux Je sens un peu de moi s'arracher de moi-mme.
LE VASE BRIS
Le vase o meurt cette verveine D'un coup d'ventail fut fl; Le coup dut effleurer peine. Aucun bruit ne l'a rvl.
Mais la lgre meurtrissure, Mordant le cristal chaque jour, D'une marche invisible et sre En a fait lentement le tour.
Son eau frache a fui goutte goutte, Le suc des fleurs s'est puis; Personne encore ne s'en doute, N'y touchez pas, il est bris.
Souvent aussi la main qu'on aime, Effleurant le coeur, le meurtrit; Puis le coeur se fend de lui-mme, La fleur de son amour prit;
Toujours intact aux yeux du monde, Il sent crotre et pleurer tout bas Sa blessure fine et profonde, Il est bris, n'y touchez pas.
A L'HIRONDELLE
Toi qui peux monter solitaire Au ciel, sans gravir les sommets, Et dans les vallons de la terre Descendre sans tomber jamais;
Toi qui, sans te pencher au fleuve O nous ne puisons qu' genoux, Peux aller boire avant qu'il pleuve Au nuage trop haut pour nous;
Toi qui pars au dclin des roses Et reviens au nid printanier, Fidle aux deux meilleures choses, L'indpendance et le foyer;
Comme toi mon me s'lve Et tout coup rase le sol, Et suit avec l'aile du rve Les beaux mandres de ton vol;
S'il lui faut aussi des voyages, Il lui faut son nid chaque jour; Elle a tes deux besoins sauvages: Libre vie, immuable amour.
ICI-BAS
Ici-bas tous les lilas meurent, Tous les chants des oiseaux sont courts Je rve aux ts qui demeurent Toujours....
Ici-bas les lvres effleurent Sans rien laisser de leur velours; Je rve aux baisers qui demeurent Toujours....
Ici-bas tous les hommes pleurent Leurs amitis ou leurs amours; Je rve aux couples qui demeurent Toujours....
INTUS
Deux voix s'lvent tour tour Des profondeurs troubles de l'me; La raison blasphme, et l'amour Rve un Dieu juste et le proclame.
Panthiste, athe, ou chrtien, Tu connais leurs luttes obscures; C'est mon martyre, et c'est le tien, De vivre avec ces deux murmures.
L'intelligence dit au coeur: —"Le monde n'a pas un bon pre, Vois, le mal est partout vainqueur." Le coeur dit: "Je crois et j'espre;
Espre, ma soeur, crois un peu, C'est force d'aimer qu'on trouve; Je suis immortel, je sens Dieu." —L'intelligence lui di: "Prouve."
LES YEUX
Bleus ou noirs, tous aims, tous beaux, Des yeux sans nombre ont vu l'aurore; Ils dorment au fond des tombeaux Et le soleil se lve encore.
Les nuits, plus douces que les jours, Ont enchant des yeux sans nombre; Les toiles brillent toujours Et les yeux se sont remplis d'ombre.
Oh! qu'ils aient perdu le regard, Non, non, cela n'est pas possible! Ils se sont tourns quelque part Vers ce qu'on nomme l'invisible;
Et comme les astres penchants Nous quittent, mais au ciel demeurent, Les prunelles ont leurs couchants, Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent:
Bleus ou noirs, tous aims, tous beaux, Ouverts quelque immense aurore, De l'autre ct des tombeaux Les yeux qu'on ferme voient encore.
L'IDAL
La lune est grande, le ciel clair Et plein d'astres, la terre est blme, Et l'me du monde est dans l'air. Je rve l'toile suprme,
A celle qu'on n'aperoit pas, Mais dont la lumire voyage Et doit venir jusqu'ici-bas Enchanter les yeux d'un autre ge.
Quand luira cette toile, un jour, La plus belle et la plus lointaine, Dites-lui qu'elle eut mon amour, O derniers de la race humaine!
SPARATION
Je ne devais pas vous le dire; Mes pleurs, plus forts que la vertu, Mouillant mon douloureux sourire, Sont alls sur vos mains crire L'aveu brlant que j'avais tu.
Danser, babiller, rire ensemble, Ces jeux ne nous sont plus permis: Vous rougissez, et moi je tremble, Je ne sais ce qui nous rassemble, Mais nous ne sommes plus amis.
Disposez de nous, voici l'heure O je ne puis vous parler bas Sans que l'amiti change ou meure: Oh! dites-moi qu'elle demeure, Je sens qu'elle ne suffit pas.
Si le langage involontaire De mes larmes vous a dplu, Eh bien, suivons chacun sur terre Notre sentier; moi, solitaire, Vous, heureuse, au bras de l'lu.
Je voyais nos deux coeurs clore Comme un couple d'oiseaux chantants; Eveills par la mme aurore, Ils n'ont pas pris leur vol encore, Sparons-les, il en est temps;
Sparons-les leur naissance, De crainte qu'un jour venir, Malheureux d'une longue absence, Ils n'aillent dans le vide immense Se chercher sans pouvoir s'unir.
QUI PEUT DIRE
Qui peut dire: mes yeux ont oubli l'aurore? Qui peut dire: c'est fait de mon premier amour? Quel vieillard le dira si son coeur bat encore, S'il entend, s'il respire et voit encor le jour?
Est-ce qu'au fond des yeux ne reste pas l'empreinte Des premiers traits chris qui les ont fait pleurer? Est ce qu'au fond du coeur n'ont pas d demeurer La marque et la chaleur de la premire treinte?
Quand aux feux du soleil a succd la nuit, Toujours au mme endroit du vaste et sombre voile Une invisible main fixe la mme toile Qui se lve sur nous silencieuse et luit....
Telles, je sens au coeur, quand tous les bruits du monde Me laissent triste et seul aprs m'avoir lass, La prsence ternelle et la douceur profonde De mon premier amour que j'avais cru pass.
LE LEVER DU SOLEIL
Le grand soleil, plong dans un royal ennui, Brle au dsert des cieux. Sous les traits qu'en silence Il disperse et rappelle incessamment lui, Le choeur grave et lointain des sphres se balance.
Suspendu dans l'abme il n'est ni haut ni bas; Il ne prend d'aucun feu le feu qu'il communique; Son regard ne s'lve et ne s'abaisse pas; Mais l'univers se dore sa jeunesse antique.
Flamboyant, invisible force de splendeur, Il est pre des bls, qui sont pres des races, Mais il ne peuple pas son immense rondeur D'un troupeau de mortels turbulents et voraces.
Parmi les globes noirs qu'il empourpre et conduit Aux blmes profondeurs que l'air lger fait bleues, La terre lui soumet la courbe qu'elle suit, Et cherche sa caresse d'innombrables lieues.
Sur son axe qui vibre et tourne, elle offre au jour Son paisseur norme et sa face vivante, Et les champs et les mers y viennent tour tour Se teindre d'une aurore ternelle et mouvante.
Mais les hommes pars n'ont que des pas borns, Avec le sol natal ils mergent ou plongent: Quand les uns du sommeil sortent illumins, Les autres dans la nuit s'enfoncent et s'allongent.
Ah! les fils de l'Hellade, avec des yeux nouveaux Admirant cette gloire l'Orient close, Criaient: Salut au dieu dont les quatre chevaux Frappent d'un pied d'argent le ciel solide et rose!
Nous autres nous crions: Salut l'Infini! Au grand Tout, la fois idole, temple et prtre, Qui tient fatalement l'homme la terre uni, Et la terre au soleil, et chaque tre chaque tre;
Il est tomb pour nous le rideau merveilleux O du vrai monde erraient les fausses apparences, La science a vaincu l'imposture des yeux, L'homme a rpudi les vaines esprances;
Le ciel a fait l'aveu de son mensonge ancien, Et depuis qu'on a mis ses piliers l'preuve, Il apparat plus stable affranchi de soutien, Et l'univers entier vt une beaut neuve.
A UN DSESPRE
Tu veux toi-mme ouvrir ta tombe: Tu dis que sous ta lourde croix Ton nergie enfin succombe; Tu souffres beaucoup, je te crois.
Le souci des choses divines Que jamais tes yeux ne verront, Tresse d'invisibles pines Et les enfonce dans ton front.
Tu rpands ton enthousiasme Et tu partages ton manteau, A ta vaillance le sarcasme Attache un risible criteau.
Tu demandes l'pre tude Le secret du bonheur humain, Et les clous de l'ingratitude Te sont plants dans chaque main.
Tu veux voler o vont tes rves, Et forcer l'infini jaloux, Et tu te sens, quand tu t'enlves, Aux deux pieds d'invisibles clous.
Ta bouche abhorre le mensonge, La posie y fait son miel, Tu sens d'une invisible ponge Monter le vinaigre et le fiel.
Ton coeur timide aime en silence, Il cherche un coeur sous la beaut, Tu sens d'une invisible lance Le fer froid percer ton ct.
Tu souffres d'un mal qui t'honore, Mais vois tes mains, tes pieds, ton flanc: Tu n'es pas un vrai Christ encore, On n'a pas fait couler ton sang;
Tu n'as pas arros la terre De la plus chaude des sueurs, Tu n'es pas martyr volontaire, Et c'est pour toi seul que tu meurs.
LES DANADES
Toutes, portant l'amphore, une main sur la hanche, Thano, Callidie, Amymone, Agav, Esclaves d'un labeur sans cesse inachev, Courent du puits l'urne o l'eau vaine s'panche.
Hlas! le grs rugueux meurtrit l'paule blanche, Et le bras faible est las du fardeau soulev: "Monstre, que nous avons nuit et jour abreuv, O gouffre, que nous veut ta soif que rien n'tanche?"
Elles tombent, le vide pouvante leurs coeurs; Mais la plus jeune alors, moins triste que ses soeurs, Chante, et leur rend la force et la persvrance.
Tels sont l'oeuvre et le sort de nos illusions: Elles tombent toujours, et la jeune Esprance Leur dit toujours: "Mes soeurs, si nous recommencions!"
UN SONGE
Le laboureur m'a dit en songe: "Fais ton pain, Je ne te nourris plus, gratte la terre et sme." Le tisserand m'a dit: "Fais tes habits toi-mme." Et le maon m'a dit: "Prends ta truelle en main."
Et seul, abandonn de tout le genre humain Dont je tranais partout l'implacable anathme, Quand j'implorais du ciel une piti suprme, Je trouvais des lions debout dans mon chemin.
J'ouvris les yeux, doutant si l'aube tait relle: De hardis compagnons sifflaient sur leur chelle, Les mtiers bourdonnaient, les champs taient sems.
Je connus mon bonheur et qu'au monde o nous sommes Nul ne peut se vanter de se passer des hommes; Et depuis ce jour-l je les ai tous aims.
LE RENDEZ-VOUS
Il est tard; l'astronome aux veilles obstines, Sur sa tour, dans le ciel o meurt le dernier bruit, Cherche des les d'or, et, le front dans la nuit, Regarde l'infini blanchir des matines;
Les mondes fuient pareils des graines vannes; L'pais fourmillement des nbuleuses luit; Mais, attentif l'astre chevel qu'il suit, Il le somme, et lui dit: "Reviens dans mille annes."
Et l'astre reviendra. D'un pas ni d'un instant Il ne saurait frauder la science ternelle; Des hommes passeront, l'humanit l'attend;
D'un oeil changeant, mais sr, elle fait sentinelle; Et, ft-elle abolie au temps de son retour, Seule, la Vrit veillerait sur la tour.
LA VOIE LACTE
Aux toiles j'ai dit un soir: "Vous ne paraissez pas heureuses; Vos lueurs, dans l'infini noir, Ont des tendresses douloureuses;
"Et je crois voir au firmament Un deuil blanc men par des vierges Qui portent d'innombrables cierges Et se suivent languissamment.
"tes-vous toujours en prire? tes-vous des astres blesss? Car ce sont des pleurs de lumire, Non des rayons, que vous versez.
"Vous, les toiles, les aeules Des cratures et des dieux, Vous avez des pleurs dans les yeux...." Elles m'ont dit: "Nous sommes seules....
"Chacune de nous est trs loin Des soeurs dont tu la crois voisine; Sa clart caressante et fine Dans sa patrie est sans tmoin;
"Et l'intime ardeur de ses flammes Expire aux cieux indiffrents." Je leur ai dit: "Je vous comprends! Car vous ressemblez des mes:
"Ainsi que vous, chacune luit Loin des soeurs qui semblent prs d'elle, Et la solitaire immortelle Brle en silence dans la nuit."
REPENTIR
J'aimais froidement ma patrie, Au temps de la scurit; De son grand renom mrit J'tais fier sans idoltrie.
Je m'criais avec Schiller: "Je suis un citoyen du monde; En tous lieux o la vie abonde, Le sol m'est doux et l'homme cher!
"Des plages o le jour se lve Aux pays du soleil couchant, Mon ennemi, c'est le mchant, Mon drapeau, l'azur de mon rve!
"O rgne en paix le droit vainqueur, O l'art me sourit et m'appelle, O la race est polie et belle, Je naturalise mon coeur;
"Mon compatriote, c'est l'homme!" Nagure ainsi je dispersais Sur l'univers ce coeur franais: J'en suis maintenant conome.
J'oubliais que j'ai tout reu, Mon foyer et tout ce qui m'aime, Mon pain, et mon idal mme, Du peuple dont je suis issu,
Et que j'ai got ds l'enfance, Dans les yeux qui m'ont caress, Dans ceux mmes qui m'ont bless, L'enchantement du ciel de France!
Je ne l'avais pas bien senti; Mais depuis nos sombres journes, De mes tendresses dtournes Je me suis enfin repenti;
Ces tendresses, je les ramne Etroitement sur mon pays, Sur les hommes que j'ai trahis Par amour de l'espce humaine,
Sur tous ceux dont le sang coula Pour mes droits et pour mes chimres: Si tous les hommes sont mes frres, Que me sont dsormais ceux-l?
Sur le pav des grandes routes, Dans les ravins, sur les talus, De ce sang, qu'on ne lavait plus, Je baiserai les moindres gouttes;
Je ramasserai dans les tours Et les fosss des citadelles Les miettes noires, mais fidles, Du pain sans bl des derniers jours;
Dans nos champs dfoncs encore, Plerin, je recueillerai, Ainsi qu'un monument sacr, Le moindre lambeau tricolore;
Car je t'aime dans tes malheurs, O France, depuis cette guerre, En enfant, comme le vulgaire Qui sait mourir pour tes couleurs!
J'aime avec lui tes vieilles vignes, Ton soleil, ton sol admir D'o nos anctres ont tir Leur force et leur gnie insignes.
Quand j'ai de tes clochers tremblants Vu les aigles noires voisines, J'ai senti frmir les racines De ma vie entire en tes flancs,
Pris d'une piti jalouse Et navr d'un tardif remords, J'assume ma part de tes torts; Et ta misre, je l'pouse.
CE QUI DURE
Le prsent se fait vide et triste, O mon amie, autour de nous; Combien peu du pass subsiste! Et ceux qui restent changent tous.
Nous ne voyons plus sans envie Les yeux de vingt ans resplendir, Et combien sont dj sans vie Des yeux qui nous ont vu grandir!
Que de jeunesse emporte l'heure, Qui n'en rapporte jamais rien! Pourtant quelque chose demeure: Je t'aime avec mon coeur ancien,
Mon vrai coeur, celui qui s'attache Et souffre depuis qu'il est n, Mon coeur d'enfant, le coeur sans tache Que ma mre m'avait donn;
Ce coeur o plus rien ne pntre, D'o plus rien dsormais ne sort; Je t'aime avec ce que mon tre A de plus fort contre la mort;
Et, s'il peut braver la mort mme, Si le meilleur de l'homme est tel Que rien n'en prisse, je t'aime Avec ce que j'ai d'immortel.
LES INFIDLES
Je t'aime, en attendant mon ternelle pouse, Celle qui doit venir ma rencontre un jour, Dans l'immuable den, loin de l'ingrat sjour O les prs n'ont de fleurs qu' peine un mois sur douze.
Je verrai devant moi, sur l'immense pelouse O se cherchent les morts pour l'hymen sans retour, Tes soeurs de tous les temps dfiler tour tour, Et je te trahirai sans te rendre jalouse;
Car toi-mme, lisant ton poux ternel, Tu m'abandonneras ds son premier appel, Quand passera son ombre avec la foule humaine;
Et nous nous oublrons, comme les passagers Que le mme navire leurs foyers ramne, Ne s'y souviennent plus de leurs liens lgers.
LES AMOURS TERRESTRES
Nos yeux se sont croiss et nous nous sommes plu. Ne au sicle o je vis et passant o je passe, Dans le double infini du temps et de l'espace Tu ne me cherchais point, tu ne m'as point lu;
Moi, pour te joindre ici le jour qu'il a fallu, Dans le monde ternel je n'avais point ta trace, J'ignorais ta naissance et le lieu de ta race: Le sort a donc tout fait, nous n'avons rien voulu.
Les terrestres amours ne sont qu'une aventure: Ton poux venir et ma femme future Soupirent vainement, et nous pleurons loin d'eux;
C'est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble, Ce qui m'attire en toi, c'est elle, et tous les deux Nous croyons nous aimer en les cherchant ensemble.
L'ALPHABET
Il gt au fond de quelque armoire Ce vieil alphabet tout jauni, Ma premire leon d'histoire, Mon premier pas vers l'infini.
Toute la Gense y figure; Le lion, l'ours et l'lphant; Du monde la grandeur obscure Y troublait mon me d'enfant.
Sur chaque bte un mot norme Et d'un sens toujours inconnu, Posait l'nigme de sa forme A mon dsespoir ingnu.
Ah! dans ce lent apprentissage La cause de mes pleurs, c'tait La lettre noire, et non l'image O la Nature me tentait.
Maintenant j'ai vu la Nature Et ses splendeurs, j'en ai regret: Je ressens toujours la torture De la merveille et du secret,
Car il est un mot que j'ignore Au beau front de ce sphinx crit, J'en pelle la lettre encore Et n'en saurai jamais l'esprit.
NOUS PROSPERONS
Nous prosprons! Qu'import aux anciens malheureux, Aux hommes ns trop tt, qui le sort fut tratre, Qui n'ont fait qu'aspirer, souffrir et disparatre, Dont mme les tombeaux aujourd'hui sonnent creux!
Hlas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux, Car nous n'inventons rien qui les fasse renatre. Quand je songe ces morts, le moderne bien-tre Par leur injuste exil m'est rendu douloureux.
La tche humaine est longue et sa fin dcevante: Des gnrations la dernire vivante Seule aura sans tourment tous ses greniers combls,
Et les premiers auteurs de la glbe fconde N'auront pas vu courir sur la face du monde Le sourire paisible et rassurant des bls.
LE COMPLICE
J'ai bon coeur, je ne veux nul tre aucun mal, Mais je retiens ma part des boeufs qu'un autre assomme Et, malgr ma douceur, je suis bien aise en somme Que le fouet d'un cocher hte un peu mon cheval.
Je suis juste, et je sens qu'un pauvre est mon gal, Mais, pendant que je jette une obole cet homme, Je m'installe au banquet dont un pre conome S'est donn les longs soins pour mon futur rgal.
Je suis probe, mon bien ne doit rien personne, Mais j'usurpe le pain qui dans mes bls frissonne, Hritier, sans labour, des champs fums de morts.
Ainsi dans le massacre incessant qui m'engraisse, Par la Nature lu, je fleuris et m'endors, Comme l'enfant candide et sanglant d'une ogresse.
ALPHONSE DAUDET
AUX PETITS ENFANTS
Enfants d'un jour, nouveau-ns, Petites bouches, petits nez, Petites lvres demi-closes, Membres tremblants, Si frais, si blancs, Si roses;
Enfants d'un jour, nouveau-ns, Pour le bonheur que vous donnez A vous voir dormir dans vos langes, Espoir des nids, Soyez bnis, Chers anges!
Pour vos grands yeux effarouchs Que sous vos draps blancs vous cachez, Pour vos sourires, vos pleurs mme, Tout ce qu'en vous, Etres si doux, On aime;
Pour tout ce que vous gazouillez, Soyez bnis, baiss, choys, Gais rossignols, blanches fauvettes! Que d'amoureux Et que d'heureux Vous faites!
Lorsque sur vos chauds oreillers, En souriant vous sommeillez, Prs de vous, tout bas, merveille! Une voix dit: "Dors, beau petit; Je veille."
C'est la voix de l'ange gardien; Dormez, dormez, ne craignez rien; Rvez, sous ses ailes de neige: Le beau jaloux Vous berce et vous Protge.
Enfants d'un jour, nouveau-ns, Au paradis, d'o vous venez, Un lger fil d'or vous rattache. A ce fil d'or Tient l'me encor Sans tache.
Vous tes toute maison Ce que la fleur est au gazon, Ce qu'au ciel est l'toile blanche, Ce qu'un peu d'eau
Est au roseau Qui penche.
Mais vous avez de plus encor Ce que n'a pas l'toile d'or Ce qui manque aux fleurs les plus belles. Malheur nous! Vous avez tous Des ailes.
L'OISEAU BLEU
J'ai dans mon coeur un oiseau bleu, Une charmante crature, Si mignonne que sa ceinture N'a pas l'paisseur d'un cheveu.
Il lui faut du sang pour pture. Bien longtemps, je me fis un jeu De lui donner sa nourriture: Les petits oiseaux mangent peu.
Mais, sans en rien laisser paratre, Dans mon coeur il a fait, le tratre, Un trou large comme la main.
Et son bec fin comme une lame, En continuant son chemin, M'est entr jusqu'au fond de l'me!....
HENRI CAZALIS
LA BTE
Qui donc t'a pu crer, Sphinx trange, Nature! Et d'o t'ont pu venir tes sanglants apptits? C'est pour les dvorer que tu fais tes petits, Et c'est nous, tes enfants, qui sommes ta pture: Que t'importent nos cris, nos larmes et nos fivres? Impassible, tranquille, et ton beau front bruni Par l'ge, tu t'tends travers l'infini, Toujours du sang aux pieds et le sourire aux lvres!
RMINISCENCES A DARWIN.
Je sens un monde en moi de confuses penses, Je sens obscurment que j'ai vcu toujours, Que j'ai longtemps err dans les forts passes, Et que la bte encor garde en moi ses amours.
Je sens confusment, l'hiver, quand le soir tombe, Que jadis, animal ou plante, j'ai souffert, Lorsque Adonis saignant dormait ple en sa tombe; Et mon coeur reverdit, quand tout redevient vert.
Certains jours, en errant dans les forts natales, Je ressens dans ma chair les frissons d'autrefois, Quand, la nuit grandissant les formes vgtales, Sauvage, hallucin, je rampais sous les bois.
Dans le sol primitif nos racines sont prises; Notre me, comme un arbre, a grandi lentement; Ma pense est un temple aux antiques assises, O l'ombre des Dieux morts vient errer par moment.
Quand mon esprit aspire la pleine lumire, Je sens tout un pass qui me tient enchan; Je sens rouler en moi l'obscurit premire: La terre tait si sombre aux temps o je suis n!
Mon me a trop dormi dans la nuit maternelle: Pour monter vers le jour, qu'il m'a fallu d'efforts! Je voudrais tre pur; la honte originelle, Le vieux sang de la bte est rest dans mon corps.
Et je voudrais pourtant t'affranchir, mon me, Des liens d'un pass qui ne veut pas mourir; Je voudrais oublier mon origine infme, Et les sicles sans fin que j'ai mis grandir.
Mais c'est en vain: toujours en moi vivra ce monde De rves, de pensers, de souvenirs confus, Me rappelant ainsi ma naissance profonde, Et l'ombre d'o je sors, et le peu que je fus;
Et que j'ai transmigr dans des formes sans nombre, Et que mon me tait, sous tous ces corps divers, La conscience, et l'me aussi, splendide ou sombre, Qui rve et se tourmente au fond de l'univers!
CHARLES FRMINE
RETOUR
Je viens de faire un grand voyage Qui sur l'atlas n'est point trac: Pays perdu! dont le mirage Derrire moi s'est effac.
Le cap noir de la quarantaine Met son ombre sur mon bateau Couvert d'cume et qui fait eau, Mais dont je suis le capitaine.
Ai-je bien ou mal gouvern? Encor n'ai-je point fait naufrage: Sur maint bas-fond si j'ai donn, J'ai vu de haut gronder l'orage.
Enfin, me voil de retour Du beau pays de l'Esprance, Si vaste, au moins en apparence, Et dont si vite on fait le tour.
C'est fini ! Ma riche bannire Et ma voilure sont bas! Plus de fleurs ma boutonnire, Et plus de femmes mon bras;
Vieillir! C'est la grande dfaite, C'est la laideur et c'est l'affront, C'est plus de rides mon front Et moins de cheveux ma tte.
Oui, c'est la chose, et c'est mon tour. O temps o bouillonnaient les sves, O mes seuls dieux, l'Art et l'Amour, Traversaient l'orgueil de mes rves!
D'avoir suivi leur vol vainqueur, Je n'ai rapport, pour ma peine, Qu'un tout petit brin de verveine Avec un grand trou noir au coeur;
Et seul, au coin de la fentre O j'accoude mes longs ennuis, Sachant ce que je pourrais tre, Je pleure sur ce que je suis.
FRANOIS COPPE
JUIN
Dans cette vie o nous ne sommes Que pour un temps sitt fini, L'instinct des oiseaux et des hommes Sera toujours de faire un nid;
Et d'un peu de paille et d'argile Tous veulent se construire, un jour, Un humble toit, chaud et fragile, Pour la famille et pour l'amour.
Par les yeux d'une fille d'Eve Mon coeur profondment touch Avait fait aussi ce doux rve D'un bonheur troit et cach.
Rempli de joie et de courage, A fonder mon nid je songeais; Mais un furieux vent d'orage Vient d'emporter tous mes projets;
Et sur mon chemin solitaire Je vois, triste et le front courb, Tous mes espoirs briss terre Comme les oeufs d'un nid tomb.
L'HOROSCOPE
Les deux soeurs taient l, les bras entrelacs, Debout devant la vieille aux regards fatidiques, Qui tournait lentement de ses vieux doigts lasss Sur un coin de haillon les cartes prophtiques.
Brune et blonde, et de plus fraches comme un matin, L'une sombre pavot, l'autre blanche anmone, Celle-ci fleur de mai, celle-l fleur d'automne, Ensemble elles voulaient connatre le destin.
"La vie, hlas! sera pour toi bien douloureuse," Dit la vieille la brune au sombre et fier profil. Celle-ci demanda: "Du moins m'aimera-t-il? —Oui.—Vous me trompiez donc. Je serai trop heureuse."
"Tu n'auras mme pas l'amour d'un autre coeur," Dit la vieille l'enfant blanche comme la neige. Celle-ci demanda: "Moi, du moins, l'aimerai-je? —Oui.—Que me disiez-vous? J'aurai trop de bonheur."
L'ATTENTE
Au bout du vieux canal plein de mts, juste en face De l'Ocan et dans la dernire maison, Assise sa fentre, et quelque temps qu'il fasse, Elle se tient, les yeux fixs sur l'horizon.
Bien qu'elle ait la pleur des ternels veuvages, Sa robe est claire; et, bien que les soucis pesants Aient sur ses traits fltris exerc leurs ravages, Ses vtements sont ceux des filles de seize ans.
Car depuis bien des jours, patiente vigie, Ds l'instant o la mer bleuit dans le matin Jusqu' ce qu'elle soit par le couchant rougie, Elle est assise l, regardant au lointain.
Chaque aurore elle voit une tardive toile S'teindre, et chaque soir le soleil s'enfoncer A cette place o doit reparatre la voile Qu'elle vit l, jadis, plir et s'effacer.
Son coeur de fiance, immuable et fidle, Attend toujours, certain de l'espoir partag, Loyal; et rien en elle, aussi bien qu'autour d'elle, Depuis dix ans qu'il est parti, rien n'a chang.
Les quelques doux vieillards qui lui rendent visite, En la voyant avec ses bandeaux rguliers, Son ruban mince o pend sa mdaille bnite, Son corsage la vierge et ses petits souliers,
La croiraient une enfant ingnue et qui boude, Si parfois ses doigts purs, ivoirins et tremblante, Alors que sur sa main fivreuse elle s'accoude Ne livraient le secret des premiers cheveux blancs.
Partout le souvenir de l'absent se rencontre En mille objets fans et dj presque anciens: Cette lunette en cuivre est lui, cette montre Est la sienne, et ces vieux instruments sont les siens.
Il a laiss, de peur d'encombrer sa cabine, Ces gros livres poudreux dans leur oubli profond, Et c'est lui qui tua d'un coup de carabine Le monstrueux lzard qui s'tale au plafond.
Ces mille riens, dcor naf de la muraille, Nagure il les a tous apports de trs loin. Seule, comme un tmoin inclment et qui raille, Une carte navale est pendue en un coin;
Sur le tableau jauntre, entre ses noires tringles, Les vents et les courants se croisent l'envi; Et la succession des petites pingles N'a pas marqu longtemps le voyage suivi.
Elle conduit jusqu' la ligne tropicale Le navire vainqueur du flux et du reflux, Puis cesse brusquement la dernire escale, Celle d'o le marin, hlas! n'crivit plus.
Et ce point justement ou sa trace s'arrte Est celui qu'un burin savant fit le plus noir: C'est l'obscur rendez-vous des flots, o la tempte Creuse un inexorable et profond entonnoir.
Mais elle ne voit pas le tableau redoutable Et feuillette, l'esprit ailleurs, du bout des doigts, Les planches d'un herbier parses sur la table, Fleurs ples qu'il cueillit aux Indes autrefois.
Jusqu'au soir sa pense extatique et sereine Songe au chemin qu'il fait en mer pour revenir, Ou parfois, voquant des jours meilleurs, grne Le chapelet mystique et doux du souvenir;
Et, quand sur l'Ocan la nuit met son mystre, Calme et fermant les yeux, elle rve du chant Des matelots joyeux d'apercevoir la terre, Et d'un navire d'or dans le soleil couchant.
CHANSON D'EXIL
Triste exil, qu'il te souvienne Combien l'avenir tait beau, Quand sa main tremblait dans la tienne Comme un oiseau,
Et combien ton me tait pleine D'une bonne et douce chaleur, Quand tu respirais son haleine Comme une fleur!
Mais elle est loin, la chre idole, Et tout s'assombrit de nouveau; Tu sais qu'un souvenir s'envole Comme un oiseau;
Dj l'aile du doute plane Sur ton me o nat la douleur; Et tu sais qu'un amour se fane Comme une fleur.
ROMANCE
Quand vous me montrez une rose Qui s'panouit sous l'azur, Pourquoi suis-je alors plus morose? Quand vous me montrez une rose, C'est que je pense son front pur.
Quand vous me montrez une toile, Pourquoi les pleurs, comme un brouillard, Sur mes yeux jettent-ils leur voile? Quand vous me montrez une toile, C'est que je pense son regard.
Quand vous me montrez l'hirondelle Qui part jusqu'au prochain avril, Pourquoi mon me se meurt-elle? Quand vous me montrez l'hirondelle, C'est que je pense mon exil.
LIED
Rougissante et tte baisse, Je la vois me sourire encor. —Pour le doigt de ma fiance Qu'on me fasse un bel anneau d'or!
Elle part, mais bonne et fidle; Je vais l'attendre en m'affligeant. —Pour garder ce qui me vient d'elle, Qu'on me fasse un coffret d'argent!
J'ai sur le coeur un poids norme; L'exil est trop dur et trop long. —Pour que je me repose et dorme, Qu'on me fasse un cercueil de plomb!
TOILES FILANTES
Dans les nuits d'automne, errant par la ville, Je regarde au ciel avec mon dsir, Car si, dans le temps qu'une toile file, On forme un souhait, il doit s'accomplir.
Enfant, mes souhaits sont toujours les mmes: Quand un astre tombe, alors, plein d'moi, Je fais de grands voeux afin que tu m'aimes Et qu'en ton exil tu penses moi.
A cette chimre, hlas! je veux croire, N'ayant que cela pour me consoler. Mais voici l'hiver, la nuit devient noire, Et je ne vois plus d'toiles filer.
A UN LGIAQUE
Jeune homme, qui me viens lire tes plaintes vaines, Garde-toi bien d'un mal dont je me suis guri. Jadis j'ai, comme toi, du plus pur de mes veines Tir des pleurs de sang, et le monde en a ri.
Du courage! La plainte est ridicule et lche. Comme l'enfant de Sparte ayant sous ses habits Un renard furieux qui le mord sans relche, Ne laisse plus rien voir de tes tourments subis.
On fut cruel pour toi. Sois indulgent et juste. Rends le bien pour le mal, c'est le vrai talion, Mais, t'tant bien bard le coeur d'orgueil robuste, Va! calme comme un sage et seul comme un lion.
Quand mme, dans ton sein, les chagrins, noirs reptiles, Se tordraient, cache bien au public dsoeuvr Que tu gardes en toi des trsors inutiles Comme des lingots d'or sur un vaisseau sombr.
Sois impassible ainsi qu'un soldat sous les armes; Et lorsque la douleur dressera tes cheveux Et qu'aux yeux, malgr toi, te monteront des larmes, N'en conviens pas, enfant, et dis que c'est nerveux!
JOS-MARIA DE HEREDIA
ANTOINE ET CLOPTRE
I.—LE CYDNUS.
Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie, La trirme d'argent blanchit le fleuve noir, Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir Avec des chants de flte et des frissons de soie.
A la proue clatante o l'pervier s'ploie, Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir, Cloptre, debout dans la splendeur du soir, Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.
Voici Tarse o l'attend le guerrier dsarm; Et la brune Lagide ouvre dans l'air charm Ses bras d'ambre o la pourpre a mis des reflets ross;
Et ses yeux n'ont pas vu, prsages de son sort, Auprs d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses, Les deux Enfants divins, le Dsir et la Mort.
II—SOIR DE BATAILLE.
Le choc avait t trs rude. Les tribuns Et les centurions, ralliant les cohortes, Humaient encor, dans l'air o vibraient leurs voix fortes, La chaleur du carnage et ses cres parfums.
D'un oeil morne, comptant leurs compagnons dfunts, Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes, Tourbillonner au loin les archers de Phraortes; Et la sueur coulait de leurs visages bruns.
C'est alors qu'apparut, tout hriss de flches, Rouge du flux vermeil de ses blessures fraches, Sous la pourpre flottante et l'airain rutilant,
Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare, Superbe, matrisant son cheval qui s'effare, Sur le ciel enflamm, l'Imperator sanglant!
III.—ANTOINE ET CLOPTRE.
Tous deux, ils regardaient, de la haute terrasse, L'gypte s'endormir sous un ciel touffant Et le Fleuve, travers le Delta noir qu'il fend, Vers Bubaste ou Sas rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse, Soldat captif berant le sommeil d'un enfant, Ployer et dfaillir sur son coeur triomphant Le corps voluptueux que son treinte embrasse.
Tournant sa tte ple entre ses cheveux bruns, Vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums, Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires.
Et, sur elle courb, l'ardent Imperator Vit dans ses larges yeux toiles de points d'or Toute une mer immense o fuyaient des galres.
LES CONQURANTS Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, Fatigus de porter leurs misres hautaines, De Palos de Moguer, routiers et capitaines Partaient, ivres d'un rve hroque et brutal.
Ils allaient conqurir le fabuleux mtal Que Cipango mrit dans ses mines lointaines, Et les vents alizs inclinaient leurs antennes Aux bords mystrieux du monde occidental.
Chaque soir, esprant des lendemains piques, L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques Enchantait leur sommeil d'un mirage dor;
Ou, penchs l'avant des blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignor Du fond de l'Ocan des toiles nouvelles.
PAUL VERLAINE
COLLOQUE SENTIMENTAL
Dans le vieux parc solitaire et glac, Deux formes ont tout l'heure pass.
Leurs yeux sont morts et leurs lvres sont molles, Et l'on entend peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glac, Deux spectres ont voqu le pass.
—Te souvient-il de notre extase ancienne? —Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?
—Ton coeur bat-il toujours mon seul nom? Toujours vois-tu mon me en rve?—Non.
—Ah! les beaux jours de bonheur indicible O nous joignions nos bouches!—C'est possible.
—Qu'il tait bleu, le ciel, et grand l'espoir! —L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.
LA BONNE CHANSON
Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, Puisque, aprs m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore, Puisque tout ce bonheur veut bien tre le mien,
C'en est fait prsent des funestes penses, C'en est fait des mauvais rves, ah! c'en est fait Surtout de l'ironie et des lvres pinces Et des mots o l'esprit sans l'me triomphait.
Arrire aussi les poings crisps et la colre A propos des mchants et des sots rencontrs; Arrire la rancune abominable! arrire L'oubli qu'on cherche en des breuvages excrs!
Car je veux, maintenant qu'un tre de lumire A dans ma nuit profonde mis cette clart D'une amour la fois immortelle et premire, De par la grce, le sourire et la bont,
Je veux, guid par vous, beaux yeux aux flammes douces, Par toi conduit, main o tremblera ma main, Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin;
Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie, Vers le but o le sort dirigera mes pas, Sans violence, sans remords et sans envie: Ce sera le devoir heureux aux gais combats.
Et comme, pour bercer les lenteurs de la route, Je chanterai des airs ingnus, je me dis Qu'elle m'coutera sans dplaisir sans doute; Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.
La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la rame.... O bien-aime.
L'tang reflte, Profond miroir, La silhouette Du saule noir O le vent pleure.... Rvons, c'est l'heure.
Un vaste et tendre Apaisement Semble descendre Du firmament Que l'astre irise.... C'est l'heure exquise.
ROMANCES SANS PAROLES
Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville, Quelle est cette langueur Qui pntre mon coeur?
O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits! Pour un coeur qui s'ennuie O le chant de la pluie!
Il pleure sans raison Dans ce coeur qui s'coeure. Quoi! nulle trahison? Ce deuil est sans raison.
C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon coeur a tant de peine.
Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses. De cette faon nous serons bien heureuses, Et si notre vie a des instants moroses, Du moins nous serons, n'est-ce pas? deux pleureuses.
O que nous mlions, mes soeurs que nous sommes, A nos voeux confus la douceur purile De cheminer loin des femmes et des hommes, Dans le frais oubli de ce qui nous exile.
Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles prises de rien et de tout tonnes, Qui s'en vont plir sous les chastes charmilles Sans mme savoir qu'elles sont pardonnes.
Dans l'interminable Ennui de la plaine, La neige incertaine Luit comme du sable.
Le ciel est de cuivre, Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune.
Comme des nues Flottent gris les chnes Des forts prochaines Parmi les bues.
Le ciel est de cuivre, Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune.
Corneille poussive Et vous, les loups maigres, Par ces bises aigres Quoi donc vous arrive?
Dans l'interminable Ennui de la plaine,
La neige incertaine Luit comme du sable.
SAGESSE
coutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire. Elle est discrte, elle est lgre: Un frisson d'eau sur de la mousse!
La voix vous fut connue (et chre?) Mais prsent elle est voile Comme une veuve dsole, Pourtant comme elle encore fire,
Et dans les longs plis de son voile Qui palpite aux brises d'automne Cache et montre au coeur qui s'tonne La vrit comme une toile.
Elle dit, la voix reconnue, Que la bont c'est notre vie, Que de la haine et de l'envie Rien ne reste, la mort venue.
Elle parle aussi de la gloire D'tre simple sans plus attendre, Et de noces d'or et du tendre Bonheur d'une paix sans victoire.
Accueillez la voix qui persiste Dans son naf pithalame. Allez, rien n'est meilleur l'me Que de faire une me moins triste!
Elle est "en peine" et "de passage," L'me qui souffre sans colre, Et comme sa morale est claire! Ecoutez la chanson bien sage.
Un grand sommeil noir Tombe sur ma vie: Dormez, tout espoir, Dormez, toute envie!
Je ne vois plus rien, Je perds la mmoire Du mal et du bien.... O la triste histoire!
Je suis un berceau Qu'une main balance Au creux d'un caveau: Silence, silence!
Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme! Un arbre, par-dessus le toit, Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu'on voit, Doucement tinte. Un oiseau sur l'arbre qu'on voit Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est l, Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-l Vient de la ville.
—Qu'as-tu fait, toi que voil Pleurant sans cesse, Dis, qu'as-tu fait, toi que voil, De ta jeunesse?
Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquite et folle vole sur la mer. Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?
Mouette l'essor mlancolique, Elle suit la vague, ma pense, A tous les vents du ciel balance Et biaisant quand la mare oblique, Mouette l'essor mlancolique,
Ivre de soleil Et de libert, Un instinct la guide travers cette immensit. La brise d't Sur le flot vermeil Doucement la porte en un tide demi-sommeil.
Parfois si tristement elle crie Qu'elle alarme au lointain le pilote, Puis au gr du vent se livre et flotte Et plonge, et l'aile toute meurtrie Revole, et puis si tristement crie!
Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquite et folle vole sur la mer. Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi, Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi?
Vous voil, vous voil, pauvres bonnes penses! L'espoir qu'il faut, regret des grces dpenses, Douceur de coeur avec svrit d'esprit, Et cette vigilance, et le calme prescrit, Et toutes!—Mais encor lentes, bien veilles, Bien d'aplomb, mais encor timides, dbrouilles A peine du lourd rve et de la tide nuit. C'est qui de vous va plus gauche, l'une suit L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune.
"Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une, Puis deux, puis trois. Le reste est l, les yeux baisss, La tte terre, et l'air des plus embarrasss, Faisant ce que fait leur chef de file: il s'arrte, Elles s'arrtent tour tour, posant leur tte Sur son dos simplement et sans savoir pourquoi." Votre pasteur, mes brebis, ce n'est pas moi, C'est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes, Lui qui vous tint longtemps et si longtemps l closes Mais qui vous dlivra de sa main au temps vrai. Suivez-le. Sa houlette est bonne. Et je serai, Sous sa voix toujours douce votre ennui qui ble, Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidle.
ART POTIQUE
De la musique avant toute chose, Et pour cela prfre l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque mprise: Rien de plus cher que la chanson grise O l'Indcis au Prcis se joint.
C'est des beaux yeux derrire des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est par un ciel d'automne attidi, Le bleu fouillis des claires toiles!
Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rve au rve et la flte au cor!
Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine!
Prends l'loquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'nergie, De rendre un peu la Rime assagie, Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'o?
Oh! qui dira les torts de la Rime? Quel enfant sourd ou quel ngre fou Nous a forg ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime?
De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envole Qu'on sent qui fuit d'une me en alle Vers d'autres cieux d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure parse au vent crisp du matin Qui va fleurant la menthe et le thym.... Et tout le reste est littrature.
UN VEUF PARLE
Je vois un groupe sur la mer. Quelle mer? Celle de mes larmes. Mes yeux mouills du vent amer Dans cette nuit d'ombre et d'alarmes Sont deux toiles sur la mer.
C'est une toute jeune femme Et son enfant dj tout grand Dans une barque o nul ne rame, Sans mt ni voile, en plein courant, Un jeune garon, une femme!
En plein courant dans l'ouragan! L'enfant se cramponne sa mre Qui ne sait plus o, non plus qu'en.... Ni plus rien, et qui, folle, espre En le courant, en l'ouragan.
Esprez en Dieu, pauvre folle, Crois en notre Pre, petit. La tempte qui vous dsole, Mon coeur de l-haut vous prdit Qu'elle va cesser, petit, folle!
Et paix au groupe sur la mer, Sur cette mer de bonnes larmes! Mes yeux joyeux dans le ciel clair, Par cette nuit sans plus d'alarmes, Sont deux bons anges sur la mer.
PARABOLES
Soyez bni, Seigneur, qui m'avez fait chrtien Dans ces temps de froce ignorance et de haine; Mais donnez-moi la force et l'audace sereine De vous tre toujours fidle comme un chien.
De vous tre l'agneau destin qui suit bien Sa mre et ne sait faire au ptre aucune peine, Sentant qu'il doit sa vie encore, aprs sa laine, Au matre, quand il veut utiliser ce bien,
Le poisson, pour servir au Fils de monogramme, L'non obscur qu'un jour en triomphe il monta, Et, dans ma chair, les porcs qu' l'abme il jeta.
Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme, En ces temps de rvolte et de duplicit, Fait son humble devoir avec simplicit.
MILE BERGERAT
PAROLES DORES
J'ai repos mon coeur avec tranquillit Dans l'asile trs sr d'un amour trs honnte. La lutte que je livre au sort est simple et nette, Et tout peut m'y trahir, non la virilit.
Je ne crois pas ceux qui pleurent, l'me prise De la sonorit de leurs propres sanglots; Leur idal est n de l'cume des mots, Et comme je les tiens pour nuls, je les mprise.
Cerveaux que la fume enivre et qu'elle enduit, Ils auraient invent la douleur pour se plaindre; Leur strile gnie est pareil au cylindre Qui tourne vide, grince et s'use dans la nuit.
Ils souffrent? Croient-ils donc porter dans leur besace Le dluge final de tous les maux prdits? Sous notre ciel charg d'orages, je le dis, Il n'est plus de douleur que la douleur d'Alsace.
J'aime les forts, les sains et les gais. Je prtends Que la vie est docile et souffre qu'on la mne: J'observe dans la mort un calme phnomne Accessible mes sens libres et consentants,
Et qui ne trouble pas ma paix intrieure. Car la forme renat plus jeune du tombeau, Et l'ombre passagre o s'engloutit le Beau Couve une ternit dans l'clipse d'une heure.
Car la couleur charmante et mre des parfums Rayonne inextinguible au fond des nuits funbres, Et sa splendeur de feu qu'exaltent les tnbres Emparadise encor les univers dfunts.
Femme, recorde-moi ceci. Ma force vierge Est close aux ardeurs brunes de tes beaux yeux: Quand mon coeur sera mr pour le sol des aeux, Notre amour sera clos. N'allume pas de cierge.
Le ciel restera sourd comme il reste bant. O femme, coute-moi, pas de terreur vulgaire! Si l'me est immortelle, il ne m'importe gure, Et je ne me vends pas aux chances du nant.
Aucun joug n'a ploy ma nuque inasservie, Et dans la libert que lui fait sa vertu, Voici l'homme qui s'est lui-mme revtu Du pouvoir de juger et d'attester sa vie.
Hors de moi, je ne prends ni rve ni conseil; N'arrachant du labeur que l'oeuvre et non la tche, Je ne me promets point de rcompense lche Pour le plaisir que j'ai de combattre au soleil.
Le limon, que son oeuvre auguste divinise Par son pouvantable enfantement, rpond Aux dsirs surhumains de mon tre fcond, Et ma chair douloureuse avec lui fraternise.
Telle est ma loi. Sans peur et sans espoir, je vais, Aprs m'tre creus ma route comme Alcide. Que la combinaison de mon astre dcide Si je suis l'homme bon ou bien l'homme mauvais.
Mais, quel que soit le mot qu'ajoute ma plante Aux constellations de la fatalit, J'ai repos mon coeur avec tranquillit Dans l'asile trs sr d'un amour trs honnte.
FRANOIS FABI.
LES GENTS
Les gents, doucement balancs par la brise, Sur les vastes plateaux font une houle d'or; Et, tandis que le ptre leur ombre s'endort, Son troupeau va broutant cette fleur qui le grise;
Cette fleur qui le fait bler d'amour, le soir, Quand il roule des hauts des monts vers les tables, Et qu'il croise en chemin les grands boeufs vnrables Dont les doux beuglements appellent l'abreuvoir;
Cette fleur toute d'or, de lumire et de soie, En papillons pose au bout des brins menus, Et dont les lourds parfums semblent tre venus De la plage lointaine o le soleil se noie....
Certes, j'aime les prs o chantent les grillons, Et la vigne pendue aux flancs de la colline, Et les champs de bleuets sur qui le bl s'incline, Comme sur des yeux bleus tombent des cheveux blonds.
Mais je prfre aux prs fleuris, aux grasses plaines, Aux coteaux o la vigne tend ses pampres verts, Les sauvages sommets, de gents recouverts, Qui font au vent d't de si fauves haleines.
Vous en souvenez-vous, gents de mon pays, Des petits coliers aux cheveux en broussailles Qui s'enfonaient sous vos rameaux comme des cailles, Troublant dans leur sommeil les lapins bahis?
Comme l'herbe tait frache l'abri de vos tiges! Comme on s'y trouvait bien, sur le dos allong, Dans le thym qui faisait, aux sauges mlang, Un parfum enivrant donner des vertiges!
Et quelle motion lorsqu'un lger frou-frou Annonait la fauvette apportant la pture, Et qu'en bien l'piant on trouvait d'aventure Son nid plein d'oiseaux nus et qui tendaient le cou!
Quel bonheur, quand le givre avait garni de perles Vos fins rameaux mus qui sifflaient dans le vent, —Prcoces braconniers,—de revenir souvent, Tendre en vos corridors des lacets pour les merles!
Mais il fallait quitter les gents et les monts, S'en aller au collge tudier des livres, Et sentir, loin de l'air natal qui vous rend ivres, S'engourdir ses jarrets et siffler ses poumons;
Passer de longs hivers, dans des salles bien closes, A regarder la neige travers les carreaux, ternuant dans des auteurs petits et gros, Et soupirant aprs les oiseaux et les roses;
Et, l't, se haussant sur son banc d'colier, Comme un forat qui, tout en ramant, tend sa chane, Pour sentir si le vent de la lande prochaine Ne vous apporte pas le parfum familier....
Enfin, la grille s'ouvre! On retourne au village; Ainsi que les gents, notre me est tout en fleurs, Et dans les houx remplis de vieux merles siffleurs On sent un air plus pur qui vous souffle au visage.
On retrouve l'enfant blonde avec qui cent fois On a jadis couru la fort et la lande; Elle n'a point chang,—sinon, qu'elle est plus grande, Que ses yeux sont plus doux et plus douce sa voix.
—"Revenons aux gents!—Je le veux bien!" dit-elle. Et l'on va, cte cte, en causant, tout troubls Par le souffle inconnu qui passe sur les bls, Par le chant d'une source, ou par le bruit d'une aile.
Les gents ont grandi, mais pourtant moins que nous: Il faut nous bien baisser pour passer sous leurs branches, Encore accroche-t-elle un peu ses coiffes blanches; Quant moi, je me mets simplement genoux.
Et nous parlons des temps lointains, des courses folles, Des nids ravis ensemble, et de ces riens charmants Qui paraissent toujours sublimes aux amants, Parce que leurs regards soulignent leurs paroles.
Puis, le silence; puis, la rougeur des aveux, Et le sein qui palpite, et la main qui tressaille, Et le bras amoureux qui fait ployer la taille... Comme le serpolet sent bon dans les cheveux!
Et les fleurs des gents nous font un diadme; Et, par l'cartement des branches,—haut dans l'air,— Parat comme un point noir l'alouette au chant clair Qui, de l'azur, bnit le coin d'ombre o l'on aime!
Ah! de ces jours lointains,—si lointains et si doux!— De ces jours dont un seul vaut une vie entire, —Et de la blonde enfant qui dort au cimetire, Gents de mon pays, vous en souvenez-vous?
PAUL DROULDE
LE BON GTE
Bonne vieille, que fais-tu l? Il fait assez chaud sans cela; Tu peux laisser tomber la flamme. Mnage ton bois, pauvre femme, Je suis sch, je n'ai plus froid.
Mais elle, qui ne veut m'entendre, Jette un fagot, range la cendre:
"Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi!"
Bonne vieille, je n'ai pas faim. Garde ton jambon et ton vin; J'ai mang la soupe l'tape. Veux-tu bien m'ter cette nappe! C'est trop bon et trop beau pour moi.
Mais elle, qui n'en veut rien faire, Taille mon pain, remplit mon verre:
"Refais-toi, soldat, refais-toi!"
Bonne vieille, pour qui ces draps? Par ma foi, tu n'y penses pas! Et ton table? Et cette paille O l'on fait son lit sa taille? Je dormirai l comme un roi.
Mais elle qui n'en veut dmordre, Place les draps, met tout en ordre:
"Couche-toi, soldat, couche-toi!"
—Le jour vient, le dpart aussi.— Allons! adieu... Mais qu'est ceci? Mon sac est plus lourd que la veille.... Ah! bonne htesse, ah! chre vieille, Pourquoi tant me gter, pourquoi?
Et la bonne vieille de dire, Moiti larme, moiti sourire:
"J'ai mon gars soldat comme toi!"
GEORGES BOUTELLEAU
LE COLIBRI
J'ai vu passer aux pays froids L'oiseau des les merveilleuses, Il allait frlant les yeuses Et les sapins mornes des bois.
Je lui dis: "Tes plages sont belles, Ne pleures-tu pas leur soleil?" Il rpondit: "Tout m'est vermeil: Je porte mon ciel sur mes ailes!"
LES DEUX OMBRES
Deux ombres cheminaient dans une troite alle, Sous le ple couchant d'un jour mourant d't: L'une avait sur la lvre un sourire enchant; L'autre tait languissante et de crpes voile.
Elles allaient sans but, distraites du chemin, Cherchant la solitude et son divin mystre; Fiancs ternels aussi vieux que la terre: La Douleur et l'Amour qui se donnaient la main.
LOUIS TIERCELIN
LE PETIT ENFANT
Il jouait, le petit enfant Aux blanches mains, aux lvres roses; Ignorant nos soucis moroses, Il jouait, le petit enfant. Joyeux, candide et triomphant, Sur le tapis couvert de roses, Il jouait, le petit enfant Aux blanches mains, aux lvres roses.
Il dormait, le petit enfant, Dans son berceau de mousseline. Fleur fatigue et qui s'incline, Il dormait, le petit enfant. Et la mre, en le rchauffant, Le berait d'une voix cline, Il dormait, le petit enfant, Dans son berceau de mousseline.
Il vivait, le petit enfant, Heureux et rose faire envie, Front radieux, me ravie, Il vivait, le petit enfant. Le pre faisait pour sa vie De beaux rves que Dieu dfend. Il vivait, le petit enfant, Heureux et rose faire envie.
Il est mort, le petit enfant; Il s'est envol vers les Anges. Avec des sourires tranges, Il est mort, le petit enfant. Il est mort, et le coeur se fend Devant ce linceul fait de langes. Il est mort, le petit enfant; Il s'est envol vers les Anges.
GUY DE MAUPASSANT
DCOUVERTE
J'tais enfant. J'aimais les grands combats, Les chevaliers et leur pesante armure, Et tous les preux qui tombrent l-bas Pour racheter la Sainte Spulture.
L'Anglais Richard faisait battre mon coeur; Et je l'aimais, quand aprs ses conqutes Il revenait, et que son bras vainqueur Avait coup tout un collier de ttes.
D'une Beaut je prenais les couleurs. Une baguette tait mon cimeterre; Puis je partais la guerre des fleurs Et des bourgeons dont je jonchais la terre.
Je possdais au vent libre des cieux Un banc de mousse o s'levait mon trne. Je mprisais les rois ambitieux, De rameaux verts j'avais fait ma couronne.
J'tais heureux et ravi. Mais un jour Je vis venir une jeune compagne. J'offris mon coeur, mon royaume et ma cour, Et les chteaux que j'avais en Espagne.
Elle s'assit sous les marronniers verts; Or, je crus voir, tant je la trouvais belle, Dans ses yeux bleus comme un autre univers, Et je restai tout songeur auprs d'elle.
Pourquoi laisser mon rve et ma gat En regardant cette fillette blonde? Pourquoi Colomb fut-il si tourment Quand, dans la brume, il entrevit un monde?
L'OISELEUR
L'Oiseleur Amour se promne Lorsque les coteaux sont fleuris, Fouillant les buissons et la plaine, Et, chaque soir, sa cage est pleine Des petits oiseaux qu'il a pris.
Aussitt que la nuit s'efface Il vient, tend avec soin son fil, Jette la glu de place en place, Puis sme, pour cacher la trace, Quelques grains d'avoine ou de mil.
Il s'embusque au coin d'une haie, Se couche aux berges des ruisseaux, Glisse en rampant sous la futaie, De crainte que son pied n'effraie Les rapides petits oiseaux.
Sous le muguet et la pervenche L'enfant rus cache ses rets, Ou bien sous l'aubpine blanche O tombent, comme une avalanche, Linots, pinsons, chardonnerets.
Parfois d'une souple baguette D'osier vert ou de romarin Il fait un pige, et puis il guette Les petits oiseaux en goguette Qui viennent becqueter son grain.
tourdi, joyeux et rapide, Bientt approche un oiselet: Il regarde d'un air candide, S'enhardit, gote au grain perfide, Et se prend la patte au filet.
Et l'oiseleur Amour l'emmne Loin des coteaux frais et fleuris, Loin des buissons et de la plaine, Et, chaque soir, sa cage est pleine Des petits oiseaux qu'il a pris.
PAUL BOURGET
PRAETERITA
Novembre approche,—et c'est le mois charmant O, devinant ton me ton sourire, Je me suis pris t'aimer vaguement, Sans rien dire.
Novembre approche,—ah! nous tions enfants, Mais notre amour fut beau comme un pome. —Comme l'on fait des rves triomphants Lorsqu'on aime!—
Novembre approche,—assis au coin du feu, Malade et seul, j'ai song tout l'heure A cet hiver o je croyais en Dieu, Et je pleure.
Novembre approche,—et c'est le mois bni O tous les morts ont des fleurs sur leur pierre, Et moi je porte mon rve fini Sa prire.
ROMANCE
Pourquoi cet amour insens N'est-il pas mort avec les plantes Qui l'enivraient, l't pass, D'odeurs puissantes et troublantes?
Pourquoi la bise, en emportant La feuille jaunie et fane, N'en a-t-elle pas fait autant De mon amour de l'autre anne?
Les roses des rosiers en fleur, L'hiver les cueille et les dessche; Mais la blanche rose du coeur, Toujours froisse, est toujours frache.
Il n'en finit pas de courir, Le ruisseau de pleurs qui l'arrose, Et la mlancolique rose N'en finit pas de refleurir.
DPART
Accoud sur le bastingage Et regardant la grande mer, Je respire ce que dgage De libert ce gouffre amer.
Le large pli des houles bleues, Que les vents poussent au hasard D'au del d'un millier de lieues, Soulve le bateau qui part. |
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