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French Lyrics
by Arthur Graves Canfield
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LUX

Temps futurs! vision sublime! Les peuples sont hors de l'abme. Le dsert morne est travers. Aprs les sables, la pelouse; Et la terre est comme une pouse, Et l'homme est comme un fianc!

Oh! voyez! la nuit se dissipe. Sur le monde qui s'mancipe, Oubliant Csars et Capets, Et sur les nations nubiles, S'ouvrent dans l'azur, immobiles, Les vastes ailes de la paix!

O libre France enfin surgie O robe blanche aprs l'orgie! O triomphe aprs les douleurs! Le travail bruit dans les forges, Le ciel rit, et les rouges-gorges Chantent dans l'aubpine en fleurs!

Les rancunes sont effaces; Tous les coeurs, toutes les penses, Qu'anim le mme dessin Ne font plus qu'un faisceau superbe Dieu prend pour lier cette gerbe La vieille corde du tocsin.

Au fond des cieux un point scintille. Regardez, il grandit, il brille, Il approche, norme et vermeil. O Rpublique universelle, Tu n'es encor que l'tincelle, Demain tu seras le soleil.

ULTIMA VERBA

Oh! tant qu'on le verra trner, ce gueux, ce prince, Par le pape bni, monarque malandrin, Dans une main le sceptre et dans l'autre la pince, Charlemagne taill par Satan dans Mandrin;

Tant qu'il se vautrera, broyant dans ses mchoires Le serment, la vertu, l'honneur religieux, Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires; Tant qu'on verra cela sous le soleil des cieux;

Quand mme grandirait l'abjection publique A ce point d'adorer l'excrable trompeur; Quand mme l'Angleterre et mme l'Amrique Diraient l'exil:—Va-t'en! nous avons peur!

Quand mme nous serions comme la feuille morte; Quand, pour plaire Csar, on nous rentrait tous; Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte, Aux hommes dchir comme un haillon aux clous;

Quand le dsert, o Dieu contre l'homme proteste, Bannirait les bannis, chasserait les chasss; Quand mme, infme aussi, lche comme le reste, Le tombeau jetterait dehors les trpasss;

Je ne flchirai pas! Sans plainte dans la bouche, Calme, le deuil au coeur, ddaignant le troupeau, Je vous embrasserai dans mon exil farouche, Patrie, mon autel! libert, mon drapeau!

Mes nobles compagnons, je garde votre culte; Bannis, la rpublique est l qui nous unit. J'attacherai la gloire tout ce qu'on insulte; Je jetterai l'opprobre tout ce qu'on bnit!

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre, La voix qui dit: malheur! la bouche qui dit: non! Tandis que tes valets te montreront ton Louvre, Moi, je te montrerai, Csar, ton cabanon.

Devant les trahisons et les ttes courbes, Je croiserai les bras, indign, mais serein. Sombre fidlit pour les choses tombes, Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain!

Oui, tant qu'il sera l, qu'on cde ou qu'on persiste, O France! France aime et qu'on pleure toujours, Je ne reverrai pas ta terre douce et triste, Tombeau de mes aieux et nid de mes amours!

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente, France! hors le devoir, hlas! j'oublrai tout. Parmi les prouvs je planterai ma tente. Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J'accepte l'pre exil, n'et-il ni fin ni terme, Sans chercher savoir et sans considrer Si quelqu'un a pli qu'on aurait cru plus ferme, Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis! Si mme Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla; S'il en demeure dix, je serai le dixime; Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-l!



CHANSON

Proscrit, regarde les roses; Mai joyeux, de l'aube en pleurs Les reoit toutes closes; Proscrit, regarde les fleurs.

—Je pense Aux roses que je semai. Le mois de mai sans la France, Ce n'est pas le mois de mai.

Proscrit, regarde les tombes; Mai, qui rit aux cieux si beaux, Sous les baisers des colombes Fait palpiter les tombeaux.

—Je pense Aux yeux chers que je fermai. Le mois de mai sans la France Ce n'est pas le mois de mai.

Proscrit, regarde les branches, Les branches o sont les nids; Mai les remplit d'ailes blanches Et de soupirs infinis.

—Je pense Aux nids charmants o j'aimai. Le mois de mai sans la France, Ce n'est pas le mois de mai.

EXIL

Si je pouvais voir, patrie, Tes amandiers et tes lilas, Et fouler ton herbe fleurie, Hlas!

Si je pouvais,—mais mon pre, O ma mre, je ne peux pas,— Prendre pour chevet votre pierre, Hlas!

Dans le froid cercueil qui vous gne, Si je pouvais vous parler bas, Mon frre Abel, mon frre Eugne, Hlas!

Si je pouvais, ma colombe, Et toi, mre, qui t'envolas, M'agenouiller sur votre tombe, Hlas!

Oh! vers l'toile solitaire, Comme je lverais les bras! Comme je baiserais la terre, Hlas!

Loin de vous, morts que je pleure, Des flots noirs j'coute le glas; Je voudrais fuir, mais je demeure, Hlas!

Pourtant le sort, cach dans l'ombre, Se trompe si, comptant mes pas, Il croit que le vieux marcheur sombre Est las.

SAISON DES SEMAILLES

LE SOIR

C'est le moment crpusculaire. J'admire, assis sous un portail, Ce reste de jour dont s'claire La dernire heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignes, Je contemple, mu, les haillons D'un vieillard qui jette poignes La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire Domine les profonds labours. On sent quel point il doit croire A la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense, Va, vient, lance la graine au loin, Rouvre sa main et recommence, Et je mdite, obscur tmoin,

Pendant que, dployant ses voiles, L'ombre, o se mle une rumeur, Semble largir jusqu'aux toiles Le geste auguste du semeur.

UN HYMNE HARMONIEUX

Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble; Les voyageurs craintifs, qui vont la nuit ensemble, Haussent la voix dans l'ombre o l'on doit se hter. Laissez tout ce qui tremble Chanter!

Les marins fatigus sommeillent sur le gouffre. La mer bleue o Vsuve pand ses flots de soufre Se tait ds qu'il s'teint, et cesse de gmir. Laissez tout ce qui souffre Dormir!

Quand la vie est mauvaise on la rve meilleure. Les yeux en pleurs au ciel se lvent toute heure; L'espoir vers Dieu se tourne et Dieu l'entend crier. Laissez tout ce qui pleure Prier!

C'est pour renatre ailleurs qu'ici-bas on succombe. Tout ce qui tourbillonne appartient la tombe. Il faut dans le grand tout tt ou tard s'absorber. Laissez tout ce qui tombe Tomber!

PROMENADES DANS LES ROCHERS

i.

Un tourbillon d'cume, au centre de la baie Form par de secrets et profonds entonnoirs, Se berce mollement sur l'onde qu'il gaie, Vasque immense d'albtre au milieu des flots noirs.

Seigneur, que faites-vous de cette urne de neige? Qu'y versez-vous ds l'aube et qu'en sort-il la nuit? La mer lui jette en vain sa vague qui l'assige, Le nuage sa brume et l'ouragan son bruit.

L'orage avec son bruit, le flot avec sa fange, Passent; le tourbillon, vnr du pcheur, Reparat, conservant, dans l'abme o tout change, Toujours la mme place et la mme blancheur.

Le pcheur dit: "C'est l qu'en une onde bnie, Les petits enfants morts, chaque nuit de Nol, Viennent blanchir leur aile au souffle humain ternie. Avant de s'envoler pour tre anges au ciel."

Moi, je dis: "Dieu mit l cette coupe si pure, Blanche en dpit des flots et des rochers penchants, Pour tre dans le sein de la grande nature, La figure du juste au milieu des mchants."

ii.

La mer donne l'cume et la terre le sable. L'or se mle l'argent dans les plis du flot vert. J'entends le bruit que fait l'ther infranchissable, Bruit immense et lointain, de silence couvert.

Un enfant chante auprs de la mer qui murmure. Rien n'est grand, ni petit. Vous avez mis, mon Dieu, Sur la cration et sur la crature Les mmes astres d'or et le mme ciel bleu.

Notre sort est chtif; nos visions sont belles. L'esprit saisit le corps et l'enlve au grand jour. L'homme est un point qui vole avec deux grandes ailes, Dont l'une est la pense et dont l'autre est l'amour.

Srnit de tout! majest! force et grce! La voile rentre au port et les oiseaux aux nids. Tout va se reposer, et j'entends dans l'espace Palpiter vaguement des baisers infinis.

Le vent courbe les joncs sur le rocher superbe, Et de l'enfant qui chante il emporte la voix. O vent! que vous courbez la fois de brins d'herbe Et que vous emportez de chansons la fois!

Qu'importe! Ici tout berce, et rassure, et caresse. Plus d'ombre dans le coeur! plus de soucis amers! Une ineffable paix monte et descend sans cesse Du bleu profond de l'me au bleu profond des mers.

iii.

Le soleil dclinait; le soir prompt le suivre Brunissait l'horizon; sur la pierre d'un champ, Un vieillard, qui n'a plus que peu de temps vivre, S'tait assis pensif, tourn vers le couchant.

C'tait un vieux pasteur, berger dans la montagne, Qui jadis, jeune et pauvre, heureux, libre et sans lois, A l'heure o le mont fuit sous l'ombre qui le gagne, Faisait gament chanter sa flte dans les bois.

Maintenant riche et vieux, l'me du pass pleine, D'une grande famille aeul laborieux, Tandis que ses troupeaux revenaient dans la plaine, Dtach de la terre, il contemplait les cieux.

Le jour qui va finir vaut le jour qui commence. Le vieux penseur rvait sous cet azur si beau. L'Ocan devant lui se prolongeait, immense, Comme l'espoir du juste aux portes du tombeau.

O moment solennel! les monts, la mer farouche, Les vents faisaient silence et cessaient leur clameur. Le vieillard regardait le soleil qui se couche; Le soleil regardait le vieillard qui se meurt.

iv.

Dieu! que les monts sont beaux avec ces taches d'ombre! Que la mer a de grce et le ciel de clart! De mes jours passagers que m'importe le nombre! Je touche l'infini, je vois l'ternit.

Orages! passions! taisez-vous dans mon me! Jamais si prs de Dieu mon coeur n'a pntr. Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme, La vaste mer me parle, et je me sens sacr.

Bni soit qui me hait et bni soit qui m'aime! A l'amour, l'esprit donnons tous nos instants. Fou qui poursuit la gloire ou qui creuse un problme! Moi, je ne veux qu'aimer, car j'ai si peu de temps!

L'toile sort des flots o le soleil se noie; Le nid chante; la vague mes pieds retentit; Dans toute sa splendeur le soleil se dploie. Mon Dieu, que l'me est grande et que l'homme est petit!

Tous les objets crs, feu qui luit, mer qui tremble, Ne savent qu' demi le grand nom du Trs-Haut. Ils jettent vaguement des sons que seul j'assemble; Chacun dit sa syllabe, et moi je dis le mot.

Ma voix s'lve aux cieux, comme la tienne, abme! Mer, je rve avec toi! Monts, je prie avec vous! La nature est l'encens, pur, ternel, sublime; Moi je suis l'encensoir intelligent et doux.

BRIZEUX

LE LIVRE BLANC

J'entrais dans mes seize ans, lger de corps et d'me, Mes cheveux entouraient mon front d'un filet d'or, Tout mon tre tait vierge et pourtant plein de flamme, Et vers mille bonheurs je tentais mon essor.

Lors m'apparut mon ange, aimante crature; Un beau livre brillait sur sa robe de lin, Livre blanc; chaque feuille tait unie et pure: "C'est toi, me dit-il, d'en remplir le vlin.

"Tche de n'y laisser aucune page vide, Que l'an, le mois, le jour, attestent ton labeur. Point de ligne surtout et tremblante et livide Que l'oeil fuit, que la main ne tourne qu'avec peur.

"Fais une histoire calme et doucement suivie; Pense, chaque matin, la page du soir: Vieillard, tu souriras au livre de ta vie, Et Dieu te sourira lui-mme en ton miroir."



AUGUSTE BARBIER

L'IDOLE

O Corse cheveux plats! que ta France tait belle Au grand soleil de messidor! C'tait une cavale indomptable et rebelle, Sans freins d'acier ni rnes d'or; Une jument sauvage la croupe rustique, Fumante encor du sang des rois, Mais fire, et d'un pied fort heurtant le sol antique, Libre pour la premire fois. Jamais aucune main n'avait pass sur elle Pour la fltrir et l'outrager; Jamais ses larges flancs n'avaient port la selle Et le harnais de l'tranger; Tout son poil tait vierge, et, belle vagabonde, L'oeil haut, la croupe en mouvement, Sur ses jarrets dresse, elle effrayait le monde Du bruit de son hennissement. Tu parus, et sitt que tu vis son allure, Ses reins si souples et dispos, Centaure imptueux, tu pris sa chevelure, Tu montas bott sur son dos. Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre, La poudre, les tambours battants, Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre Et des combats pour passe-temps: Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes; Toujours l'air, toujours le travail, Toujours comme du sable craser des corps d'hommes, Toujours du sang jusqu'au poitrail; Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide, Broya les gnrations; Quinze ans elle passa, fumante, toute bride, Sur le ventre des nations; Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrire, D'aller sans user son chemin, De ptrir l'univers, et comme une poussire De soulever le genre humain; Les jarrets puiss, haletante et sans force, Prs de flchir chaque pas, Elle demanda grce son cavalier corse; Mais, bourreau, tu n'coutas pas! Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse; Pour touffer ses cris ardents, Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse, De fureur tu brisas ses dents; Elle se releva: mais un jour de bataille, Ne pouvant plus mordre ses freins, Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille Et du coup te cassa les reins.



MME. D'AGOULT

L'ADIEU

Non, tu n'entendras pas, de ta lvre trop fire, Dans l'adieu dchirant un reproche, un regret, Nul trouble, nul remords pour ton me lgre En cet adieu muet.

Tu croiras qu'elle aussi, d'un vain bruit enivre, Et des larmes d'hier oublieuse demain, Elle a d'un ris moqueur rompu la foi jure Et pass son chemin;

Et tu ne sauras pas qu'implacable et fidle, Pour un sombre voyage elle part sans retour, Et qu'en fuyant l'amant, dans la nuit ternelle Elle emporte l'amour.



ARVERS

UN SECRET

Mon me a son secret, ma vie a son mystre: Un amour ternel en un moment conu. Le mal est sans espoir, aussi j'ai d le taire, Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

Hlas! j'aurai pass prs d'elle inaperu, Toujours ses cts et toujours solitaire; Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre, N'osant rien demander et n'ayant rien reu.

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre, Elle suit son chemin, distraite et sans entendre Ce murmure d'amour lev sur ses pas.

A l'austre devoir pieusement fidle, Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle: "Quelle est donc cette femme?" et ne comprendra pas.



GRARD DE NERVAL

FANTASIE

Il est un air pour qui je donnerais Tout Rossini, tout Mozart, tout Weber, Un air trs vieux, languissant et funbre, Qui pour moi seul a des charmes secrets. Or, chaque fois que je viens l'entendre, De deux cents ans mon me rajeunit; C'est sous Louis treize ... et je crois voir s'tendre Un coteau vert que le couchant jaunit.

Puis un chteau de brique coins de pierres, Aux vitraux teints de rougetres couleurs, Ceint de grands parcs, avec une rivire Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs. Puis une dame sa haute fentre, Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens.... Que dans une autre existence, peut-tre, J'ai dj vue!... et dont je me souviens.

VERS DORS

Homme, libre penseur! te crois-tu seul pensant Dans ce monde o la vie clate en toute chose? Des forces que tu tiens ta libert dispose, Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bte un esprit agissant. Chaque fleur est une me la nature close; Un mystre d'amour dans le mtal repose. "Tout est sensible!" et tout sur ton tre est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'pie; A la matire mme un verbe est attach.... Ne le fais pas servir quelque usage impie!

Souvent, dans l'tre obscur habite un Dieu cach; Et comme un oeil naissant couvert par ses paupires, Un pur esprit s'accrot sous l'corce des pierres.



HGSIPPE MOREAU

LA FERMIRE

Amour la fermire! elle est Si gentille et si douce! C'est l'oiseau des bois qui se plat Loin du bruit dans la mousse. Vieux vagabond qui tends la main, Enfant pauvre et sans mre, Puissiez-vous trouver en chemin La ferme et la fermire!

De l'escabeau vide au foyer, L, le pauvre s'empare, Et le grand bahut de noyer Pour lui n'est point avare; C'est l qu'un jour je vins m'asseoir, Les pieds blancs de poussire; Un jour ... puis en marche! et bonsoir, La ferme et la fermire!

Mon seul beau jour a d finir, Finir ds son aurore; Mais pour moi ce doux souvenir Est du bonheur encore: En fermant les yeux, je revois L'enclos plein de lumire, La haie en fleur, le petit bois, La ferme et la fermire!

Si Dieu, comme notre cur Au prne le rpte, Paie un bienfait (mme gar), Ah! qu'il songe ma dette! Qu'il prodigue au vallon les fleurs, La joie la chaumire, Et garde des vents et des pleurs La ferme et la fermire!

Chaque hiver, qu'un groupe d'enfants A son fuseau sourie, Comme les anges aux fils blancs De la Vierge Marie; Que tous, par la main, pas pas, Guidant un petit frre, Rjouissent de leurs bats La ferme et la fermire!

ENVOI.

Ma chansonnette, prends ton vol! Tu n'es qu'un faible hommage; Mais qu'en avril le rossignol Chante, et la ddommage; Qu'effray par ses chants d'amour, L'oiseau du cimetire Longtemps, longtemps, se taise pour La ferme et la fermire!



ALFRED DE MUSSET

AU LECTEUR

Ce livre est toute ma jeunesse; Je l'ai fait sans presque y songer. Il y parat, je le confesse, Et j'aurais pu le corriger.

Mais quand l'homme change sans cesse, Au pass pourquoi rien changer? Va-t'en, pauvre oiseau passager; Que Dieu te mne ton adresse!

Qui que tu sois, qui me liras, Lis-en le plus que tu pourras, Et ne me condamne qu'en somme.

Mes premiers vers sont d'un enfant, Les seconds d'un adolescent, Les derniers peine d'un homme.

STANCES

Que j'aime voir, dans la valle Dsole, Se lever comme un mausole Les quatre ailes d'un noir moutier! Que j'aime voir, prs de l'austre Monastre, Au seuil du baron feudataire, La croix blanche et le bnitier!

Vous, des antiques Pyrnes Les anes, Vieilles glises dcharnes, Maigres et tristes monuments, Vous que le temps n'a pu dissoudre, Ni la foudre, De quelques grands monts mis en poudre N'tes-vous pas les ossements?

J'aime vos tours tte grise, O se brise L'clair qui passe avec la brise. J'aime vos profonds escaliers Qui, tournoyant dans les entrailles Des murailles, A l'hymne clatant des ouailles Font rpondre tous les piliers!

Oh! lorsque l'ouragan qui gagne La campagne, Prend par les cheveux la montagne, Que le temps d'automne jaunit, Que j'aime, dans le bois qui crie Et se plie, Les vieux clochers de l'abbaye, Comme deux arbres de granit!

Que j'aime voir dans les vespres Empourpres, Jaillir en veines diapres Les rosaces d'or des couvents! Oh! que j'aime, aux votes gothiques Des portiques, Les vieux saints de pierre athltiques Priant tout bas pour les vivants!

LA NUIT DE MAI

LA MUSE.

Pote, prends ton luth et me donne un baiser; La fleur de l'glantier sent ses bourgeons clore. Le printemps nat ce soir; les vents vont s'embraser; Et la bergeronnette, en attendant l'aurore, Aux premiers buissons verts commence se poser. Pote, prends ton luth, et me donne un baiser.

LE POTE.

Comme il fait noir dans la valle! J'ai cru qu'une forme voile Flottait l-bas sur la fort. Elle sortait de la prairie; Son pied rasait l'herbe fleurie; C'est une trange rverie; Elle s'efface et disparat.

LA MUSE.

Pote, prends ton luth; la nuit, sur la pelouse, Balance le zphyr dans son voile odorant. La rose, vierge encor, se referme jalouse Sur le frelon nacr qu'elle enivre en mourant. coute! tout se tait; songe ta bien-aime. Ce soir, sous les tilleuls, la sombre rame Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux. Ce soir, tout va fleurir: l'immortelle nature Se remplit de parfums, d'amour et de murmure Comme le lit joyeux de deux jeunes poux.

LE POTE.

Pourquoi mon coeur bat-il si vite? Qu'ai-je donc en moi qui s'agite Dont je me sens pouvant? Ne frappe-t-on pas ma porte? Pourquoi ma lampe demi morte M'blouit-elle de clart? Dieu puissant! tout mon corps frissonne. Qui vient? qui m'appelle?—Personne. Je suis seul; c'est l'heure qui sonne; O solitude! pauvret!

LA MUSE.

Pote, prends ton luth; le vin de la jeunesse Fermente cette nuit dans les veines de Dieu. Mon sein est inquiet; la volupt l'oppresse, Et les vents altrs m'ont mis la lvre en feu. O paresseux enfant! regarde, je suis belle. Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas, Quand je te vis si ple au toucher de mon aile, Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras? Ah! je t'ai consol d'une amre souffrance! Hlas! bien jeune encor, tu te mourais d'amour. Console-moi ce soir, je me meurs d'esprance; J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.

LE POTE.

Est-ce toi dont la voix m'appelle, O ma pauvre Muse! est-ce toi? O ma fleur! mon immortelle! Seul tre pudique et fidle O vive encor l'amour de moi! Oui, te voil, c'est toi, ma blonde, C'est toi, ma matresse et ma soeur! Et je sens, dans la nuit profonde, De ta robe d'or qui m'inonde Les rayons glisser dans mon coeur.

LA MUSE.

Pote, prends ton luth; c'est moi, ton immortelle, Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux, Et qui, comme un oiseau que sa couve appelle, Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux. Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire Te ronge, quelque chose a gmi dans ton coeur; Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre, Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur. Viens, chantons devant Dieu; chantons dans tes penses; Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passes; Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu. veillons au hasard les chos de ta vie, Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,

Et que ce soit un rve, et le premier venu. Inventons quelque part des lieux o l'on oublie; Partons, nous sommes seuls, l'univers est nous. Voici la verte Ecosse et la brune Italie, Et la Grce, ma mre, o le miel est si doux, Argos, et Ptlon, ville des hcatombes, Et Messa, la divine, agrable aux colombes; Et le front chevelu du Plion changeant; Et le bleu Titarse, et le golfe d'argent Qui montre dans ses eaux, o le cygne se mire, La blanche Oloossone la blanche Camyre. Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer? D'o vont venir les pleurs que nous allons verser? Ce matin, quand le jour a frapp ta paupire, Quel sraphin pensif, courb sur ton chevet, Secouait des lilas dans sa robe lgre, Et te contait tout bas les amours qu'il rvait? Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie? Tremperons nous de sang les bataillons d'acier? Suspendrons-nous l'amant sur l'chelle de soie? Jetterons-nous au vent l'cume du coursier? Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre De la maison cleste, allume nuit et jour L'huile sainte de vie et d'ternel amour Crierons-nous Tarquin: "Il est temps, voici l'ombre!" Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers? Mnerons-nous la chvre aux bniers amers? Montrerons-nous le ciel la Mlancolie? Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarps? La biche le regarde; elle pleure et supplie; Sa bruyre l'attend; ses faons sont nouveau-ns; Il se baisse, il l'gorg, il jette la cure Sur les chiens en sueur son coeur encor vivant. Peindrons-nous une vierge la joue empourpre, S'en allant la messe, un page la suivant, Et d'un regard distrait, ct de sa mre, Sur sa lvre entr'ouverte oubliant sa prire? Elle coute en tremblant, dans l'cho du pilier, Rsonner l'peron d'un hardi cavalier. Dirons-nous aux hros des vieux temps de la France De monter tout arms aux crneaux de leurs tours, Et de ressusciter la nave romance Que leur gloire oublie apprit aux troubadours? Vtirons-nous de blanc une molle lgie? L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie, Et ce qu'il a fauch du troupeau des humains Avant que l'envoy de la nuit ternelle Vnt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile, Et sur son coeur de fer lui croiser les deux mains? Clouerons-nous au poteau d'une satire altire Le nom sept fois vendu d'un ple pamphltaire, Qui, pouss par la faim, du fond de son oubli, S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance, Sur le front du gnie insulter l'esprance, Et mordre le laurier que son souffle a sali? Prends ton luth! prends ton luth! je ne peux plus me taire; Mon aile me soulve au souffle du printemps. Le vent va m'emporter; je vais quitter la terre. Une larme de toi! Dieu m'coute; il est temps.

LE POTE.

S'il ne te faut, ma soeur chrie, Qu'un baiser d'une lvre amie Et qu'une larme de mes yeux, Je te les donnerai sans peine; De nos amours qu'il te souvienne, Si tu remontes dans les cieux. Je ne chante ni l'esprance, Ni la gloire, ni le bonheur, Hlas! pas mme la souffrance. La bouche garde le silence Pour couter parler le coeur.

LA MUSE.

Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne, Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau, Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau? O pote! un baiser, c'est moi qui te le donne. L'herbe que je voulais arracher de ce lieu. C'est ton oisivet; ta douleur est Dieu. Quel que soit le souci que ta jeunesse endure, Laisse-la s'largir, cette sainte blessure Que les noirs sraphins t'ont faite au fond du coeur; Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur. Mais, pour en tre atteint, ne crois pas, pote, Que ta voix ici-bas doive rester muette. Les plus dsesprs sont les chants les plus beaux, Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. Lorsque le plican, lass d'un long voyage, Dans les brouillards du soir retourne ses roseaux, Ses petits affams courent sur le rivage En le voyant au loin s'abattre sur les eaux. Dj, croyant saisir et partager leur proie, Ils courent leur pre avec des cris de joie En secouant leurs becs sur leurs gotres hideux. Lui, gagnant pas lents une roche leve, De son aile pendante abritant sa couve, Pcheur mlancolique, il regarde les cieux. Le sang coule longs flots de sa poitrine ouverte; En vain il a des mers fouill la profondeur: L'Ocan tait vide et la plage dserte; Pour toute nourriture il apporte son coeur. Sombre et silencieux, tendu sur la pierre, Partageant ses fils ses entrailles de pre, Dans son amour sublime il berce sa douleur, Et, regardant couler sa sanglante mamelle, Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle, Ivre de volupt, de tendresse et d'horreur. Mais parfois, au milieu du divin sacrifice, Fatigu de mourir dans un trop long supplice, Il craint que ses enfants ne le laissent vivant;

Alors il se soulve, ouvre son aile au vent, Et se frappant le coeur avec un cri sauvage, Il pousse dans la nuit un si funbre adieu, Que les oiseaux de mer dsertent le rivage, Et que le voyageur attard sur la plage, Sentant passer la mort, se recommande Dieu. Pote, c'est ainsi que font les grands potes. Ils laissent s'gayer ceux qui vivent un temps; Mais les festins humains qu'ils servent leurs ftes Ressemblent la plupart ceux des plicans. Quand ils parlent ainsi d'esprances trompes, De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, Ce n'est pas un concert dilater le coeur. Leurs dclamations sont comme des pes: Elles tracent dans l'air un cercle blouissant, Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

LE POTE.

O Muse! spectre insatiable, Ne m'en demande pas si long. L'homme n'crit rien sur le sable A l'heure o passe l'aquilon. J'ai vu le temps o ma jeunesse Sur mes lvres tait sans cesse Prte chanter comme un oiseau; Mais j'ai souffert un dur martyre, Et le moins que j'en pourrais dire, Si je l'essayais sur ma lyre, La briserait comme un roseau.

LA NUIT DE DCEMBRE

Du temps que j'tais colier, Je restais un soir veiller

Dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s'asseoir Un pauvre enfant vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Son visage tait triste et beau: la lueur de mon flambeau, Dans mon livre ouvert il vint lire. Il pencha son front sur ma main, Et resta jusqu'au lendemain, Pensif, avec un doux sourire.

Comme j'allais avoir quinze ans, Je marchais un jour, pas lents, Dans un bois, sur une bruyre. Au pied d'un arbre vint s'asseoir Un jeune homme vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Je lui demandai mon chemin; Il tenait un luth d'une main, De l'autre un bouquet d'glantine. Il me fit un salut d'ami, Et, se dtournant demi, Me montra du doigt la colline.

A l'ge o l'on croit l'amour, J'tais seul dans ma chambre un jour, Pleurant ma premire misre. Au coin de mon feu vint s'asseoir Un tranger vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Il tait morne et soucieux; D'une main il montrait les cieux, Et de l'autre il tenait un glaive. De ma peine il semblait souffrir, Mais il ne poussa qu'un soupir, Et s'vanouit comme un rve.

A l'ge o l'on est libertin, Pour boire un toast en un festin, Un jour je soulevai mon verre. En face de moi vint s'asseoir Un convive vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Il secouait sous son manteau Un haillon de pourpre en lambeau, Sur sa tte un myrte strile. Son bras maigre cherchait le mien, Et mon verre, en touchant le sien, Se brisa dans ma main dbile.

Un an aprs, il tait nuit, J'tais genoux prs du lit O venait de mourir mon pre. Au chevet du lit vint s'asseoir Un orphelin vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Ses yeux taient noys de pleurs; Comme les anges de douleurs, Il tait couronn d'pine; Son luth terre tait gisant, Sa pourpre de couleur de sang, Et son glaive dans sa poitrine.

Je m'en suis si bien souvenu, Que je l'ai toujours reconnu A tous les instants de ma vie. C'est une trange vision, Et cependant, ange ou dmon, J'ai vu partout cette ombre amie.

Lorsque plus tard, las de souffrir, Pour renatre ou pour en finir, J'ai voulu m'exiler de France; Lorsqu' impatient de marcher, J'ai voulu partir, et chercher Les vestiges d'une esprance;

A Pis, au pied de l'Apennin; A Cologne, en face du Rhin ; A Nice, au penchant des valles; A Florence, au fond des palais; A Brigues, dans les vieux chalets; Au sein des Alpes dsoles;

A Gnes sous les citronniers; A Vevay, sous les verts pommiers; Au Havre, devant l'Atlantique; A Venise, l'affreux Lido, O vient sur l'herbe d'un tombeau Mourir la ple Adriatique;

Partout o, sous ces vastes cieux, J'ai lass mon coeur et mes yeux, Saignant d'une ternelle plaie; Partout o le boiteux Ennui, Tranant ma fatigue aprs lui, M'a promen sur une claie;

Partout o, sans cesse altr De la soif d'un monde ignor, J'ai suivi l'ombre de mes songes; Partout o, sans avoir vcu, J'ai revu ce que j'avais vu, La face humaine et ses mensonges;

Partout o, le long des chemins, J'ai pos mon front dans mes mains. Et sanglot comme une femme; Partout o j'ai, comme un mouton. Qui laisse sa laine au buisson, Senti se dnuer mon me;

Partout o j'ai voulu dormir, Partout o j'ai voulu mourir, Partout o j'ai touch la terre, Sur ma route est venu s'asseoir Un malheureux vtu de noir, Qui me ressemblait comme un frre.

Qui donc es-tu, toi que dans cette vie Je vois toujours sur mon chemin? Je ne puis croire, ta mlancolie, Que tu sois mon mauvais Destin. Ton doux sourire a trop de patience, Tes larmes ont trop de piti. En te voyant, j'aime la Providence. Ta douleur mme est soeur de ma souffrance; Elle ressemble l'Amiti.

Qui donc es-tu?—Tu n'es pas mon bon ange; Jamais tu ne viens m'avertir. Tu vois mes maux (c'est une chose trange!), Et tu me regardes souffrir. Depuis vingt ans tu marches dans ma voie, Et je ne saurais t'appeler. Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie? Tu me souris sans partager ma joie, Tu me plains sans me consoler!

Ce soir encor je t'ai vu m'apparatre. C'tait par une triste nuit. L'aile des vents battait ma fentre; J'tais seul, courb sur mon lit. J'y regardais une place chrie, Tide encor d'un baiser brlant; Et je songeais comme la femme oublie, Et je sentais un lambeau de ma vie, Qui se dchirait lentement.

Je rassemblais des lettres de la veille,

Des cheveux, des dbris d'amour. Tout ce pass me criait l'oreille Ses ternels serments d'un jour. Je contemplais ces reliques sacres, Qui me faisaient trembler la main ; Larmes du coeur par le coeur dvores, Et que les yeux qui les avaient pleures Ne reconnatront plus demain!

J'enveloppais dans un morceau de bure Ces ruines des jours heureux. Je me disais qu'ici-bas ce qui dure, C'est une mche de cheveux. Comme un plongeur dans une mer profonde, Je me perdais dans tant d'oubli. De tous cts j'y retournais la sonde, Et je pleurais seul, loin des yeux du monde, Mon pauvre amour enseveli.

J'allais poser le sceau de cire noire Sur ce fragile et cher trsor. J'allais le rendre, et n'y pouvant pas croire, En pleurant j'en doutais encor. Ah! faible femme, orgueilleuse insense, Malgr toi, tu t'en souviendras! Pourquoi, grand Dieu! mentir sa pense? Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppresse, Ces sanglots, si tu n'aimais pas?

Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures; Mais ta chimre est entre nous. Eh bien, adieu! Vous compterez les heures Qui me spareront de vous. Partez, partez, et dans ce coeur de glace Emportez l'orgueil satisfait. Je sens encor le mien jeune et vivace, Et bien des maux pourront y trouver place Sur le mal que vous m'avez fait.

Partez, partez! la Nature immortelle N'a pas tout voulu nous donner. Ah! pauvre enfant, qui voulez tre belle, Et ne savez pas pardonner! Allez, allez, suivez la destine; Qui vous perd n'a pas tout perdu. Jetez au vent notre amour consume;— ternel Dieu! toi que j'ai tant aime, Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu?

Mais tout coup j'ai vu dans la nuit sombre Une forme glisser sans bruit. Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre; Elle vient s'asseoir sur mon lit. Qui donc es-tu, morne et ple visage, Sombre portrait vtu de noir? Que me veux-tu, triste oiseau de passage? Est-ce un vain rve? est-ce ma propre image Que j'aperois dans ce miroir?

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Plerin que rien n'a lass? Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse Assis dans l'ombre o j'ai pass. Qui donc es-tu, visiteur solitaire, Hte assidu de mes douleurs? Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frre, Qui n'apparais qu'au jour des pleurs?

LA VISION.

Ami, notre pre est le tien. Je ne suis ni l'ange gardien, Ni le mauvais destin des hommes. Ceux que j'aime, je ne sais pas De quel ct s'en vont leurs pas Sur ce peu de fange o nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni dmon, Et tu m'as nomm par mon nom Quand tu m'as appel ton frre; O tu vas, j'y serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, O j'irai m'asseoir sur ta pierre. Le ciel m'a confi ton coeur. Quand tu seras dans la douleur,

Viens moi sans inquitude, Je te suivrai sur le chemin; Mais je ne puis toucher ta main; Ami, je suis la Solitude.

STANCES LA MALIBRAN

Sans doute il est trop tard pour parier encor d'elle; Depuis qu'elle n'est plus quinze jours sont passs, Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais, Font d'une mort rcente une vieille nouvelle. De quelque nom d'ailleurs que le regret s'appelle, L'homme, par tout pays, en a bien vite assez.

O Maria-Flicia! le peintre et le pote Laissent, en expirant, d'immortels hritiers; Jamais l'affreuse nuit ne les prend tout entiers. A dfaut d'action, leur grande me inquite De la mort et du temps entreprend la conqute, Et, frapps dans la lutte, ils tombent en guerriers.

Celui-l sur l'airain a grav sa pense; Dans un rhythme dor l'autre l'a cadence; Du moment qu'on l'coute, on lui devient ami. Sur sa toile, en mourant, Raphal l'a laisse; Et, pour que le nant ne touche point lui, C'est assez d'un enfant sur sa mre endormi.

Comme dans une lampe une flamme fidle, Au fond du Parthenon le marbre inhabit Garde de Phidias la mmoire ternelle, Et la jeune Vnus, fille de Praxitle, Sourit encor, debout dans sa divinit, Aux sicles impuissants qu'a vaincus sa beaut.

Recevant d'ge en ge une nouvelle vie, Ainsi s'en vont Dieu les gloires d'autrefois; Ainsi le vaste cho de la voix du gnie Devient du genre humain l'universelle voix.... Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie, Au fond d'une chapelle il nous reste une croix!

Une croix! et l'oubli, la nuit et le silence! coutez! c'est le vent, c'est l'Ocan immense; C'est un pcheur qui chante au bord du grand chemin. Et de tant de beaut, de gloire et d'esprance, De tant d'accords si doux d'un instrument divin, Pas un faible soupir, pas un cho lointain!

Une croix, et ton nom crit sur une pierre,

Non pas mme le tien, mais celui d'un poux, Voil ce qu'aprs toi tu laisses sur la terre; Et ceux qui t'iront voir ta maison dernire, N'y trouvant pas ce nom qui fut aim de nous, Ne sauront pour prier o poser les genoux.

O Ninette! o sont-ils, belle muse adore, Ces accents pleins d'amour, de charme et de terreur, Qui voltigeaient le soir sur ta lvre inspire, Comme un parfum lger sur l'aubpine en fleur? O vibre maintenant cette voix plore, Cette harpe vivante attache ton coeur?

N'tait-ce pas hier, fille joyeuse et folle, Que ta verve railleuse animait Corilla, Et que tu nous lanais avec la Rosina La roulade amoureuse et l'oeillade espagnole ? Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule, N'tait-ce pas hier, ple Desdemona?

N'tait-ce pas hier qu' la fleur de ton ge Tu traversais l'Europe, une lyre la main; Dans la mer, en riant, te jetant la nage, Chantant la tarentelle au ciel napolitain, Coeur d'ange et de lion, libre oiseau de passage, Espigle enfant ce soir, sainte artiste demain?

N'tait-ce pas hier qu'enivre et bnie Tu tranais ton char un peuple transport, Et que Londre et Madrid, la France et l'Italie Apportaient tes pieds cet or tant convoit, Cet or deux fois sacr qui payait ton gnie, Et qu' tes pieds souvent laissa ta charit?

Qu'as-tu fait pour mourir, noble crature, Belle image de Dieu, qui donnais en chemin Au riche un peu de joie, au malheureux du pain? Ah! qui donc frappe ainsi dans la mre nature, Et quel faucheur aveugle, affam de pture, Sur les meilleurs de nous ose porter la main?

Ne suffit-il donc pas l'ange des tnbres Qu' peine de ce temps il nous reste un grand nom? Que Gricault, Cuvier, Schiller, Goethe et Byron Soient endormis d'hier sous les dalles funbres, Et que nous ayons vu tant d'autres morts clbres Dans l'abme entr'ouvert suivre Napolon?

Nous faut-il perdre encor nos ttes les plus chres, Et venir en pleurant leur fermer les paupires, Ds qu'un rayon d'espoir a brill dans leurs yeux? Le ciel de ses lus devient-il envieux? Ou faut-il croire, hlas! ce que disaient nos pres, Que lorsqu'on meurt si jeune on est aim des dieux?

Ah! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie! Sous les cyprs anciens que de saules nouveaux! La cendre de Robert peine refroidie, Bellini tombe et meurt!—Une lente agonie Trane Carrel sanglant l'ternel repos. Le seuil de notre sicle est pav de tombeaux.

Que nous restera-t-il si l'ombre insatiable, Ds que nous btissons, vient tout ensevelir? Nous qui sentons dj le sol si variable, Et, sur tant de dbris, marchons vers l'avenir, Si le vent, sous nos pas, balaye ainsi le sable, De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vtir?

Hlas! Marietta, tu nous restais encore. Lorsque, sur le sillon, l'oiseau chante l'aurore, Le laboureur s'arrte, et, le front en sueur, Aspire dans l'air pur un souffle de bonheur. Ainsi nous consolait ta voix frache et sonore, Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.

Ce qu'il nous faut pleurer sur ta tombe htive, Ce n'est pas l'art divin, ni ses savants secrets: Quelque autre tudiera cet art que tu crais; C'est ton me, Ninette, et ta grandeur nave, C'est cette voix du coeur qui seule au coeur arrive, Que nul autre, aprs toi, ne nous rendra jamais.

Ah! tu vivrais encor sans cette me indomptable. Ce fut l ton seul mal, et le secret fardeau Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau. Il en soutint longtemps la lutte inexorable. C'est le Dieu tout-puissant, c'est la Muse implacable Qui dans ses bras en feu t'a porte au tombeau.

Que ne l'touffais-tu, cette flamme brlante Que ton sein palpitant ne pouvait contenir! Tu vivrais, tu verrais te suivre et t'applaudir De ce public blas la foule indiffrente, Qui prodigue aujourd'hui sa faveur inconstante A des gens dont pas un, certes, n'en doit mourir.

Connaissais-tu si peu l'ingratitude humaine? Quel rve as-tu donc fait de te tuer pour eux! Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine, Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scne, Lorsque tant d'histrions et d'artistes fameux, Couronns mille fois, n'en ont pas dans les yeux?

Que ne dtournais-tu la tte pour sourire, Comme on en use ici quand on feint d'tre mu? Hlas! on t'aimait tant, qu'on n'en aurait rien vu. Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce dlire, Que ne t'occupais-tu de bien porter ta lyre? La Pasta fait ainsi: que ne l'imitais-tu?

Ne savais-tu donc pas, comdienne imprudente, Que ces cris insenss qui te sortaient du coeur De ta joue amaigrie augmentaient la pleur? Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente, Ta main de jour en jour se posait plus tremblante, Et que c'est tenter Dieu que d'aimer la douleur?

Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse De tes yeux fatigus s'coulait en ruisseaux, Et de ton noble coeur s'exhalait en sanglots? Quand de ceux qui t'aimaient tu voyais la tristesse, Ne sentais-tu donc pas qu'une fatale ivresse Berait ta vie errante ses derniers rameaux?

Oui, oui, tu le savais, qu'au sortir du thtre, Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher. Lorsqu'on te rapportait plus froide que l'albtre, Lorsque le mdecin, de ta veine bleutre, Regardait goutte goutte un sang noir s'pancher, Tu savais quelle main venait de te toucher.

Oui, oui, tu le savais, et que, dans cette vie, Rien n'est bon que d'aimer, n'est vrai que de souffrir. Chaque soir dans tes chants tu te sentais plir. Tu connaissais le monde, et la foule et l'envie, Et, dans ce corps bris concentrant ton gnie, Tu regardais aussi la Malibran mourir.

Meurs donc! ta mort est douce et ta tche est remplie Ce que l'homme ici-bas appelle le gnie, C'est le besoin d'aimer; hors de l tout est vain. Et, puisque tt ou tard l'amour humain s'oublie, Il est d'une grande me et d'un heureux destin D'expirer comme toi pour un amour divin!

CHANSON DE BARBERINE

Beau chevalier qui partez pour la guerre, Qu'allez-vous faire Si loin d'ici? Voyez-vous pas que la nuit est profonde. Et que le monde N'est que souci?

Vous qui croyez qu'une amour dlaisse De la pense S'enfuit ainsi, Hlas! hlas! chercheurs de renomme, Votre fume S'envole aussi.

Beau chevalier qui partez pour la guerre, Qu'allez-vous faire Si loin de nous? J'en vais pleurer, moi qui me laissais dire Que mon sourire Etait si doux.

CHANSON DE FORTUNIO

Si vous croyez que je vais dire Qui j'ose aimer, Je ne saurais, pour un empire, Vous la nommer.

Nous allons chanter la ronde, Si vous voulez, Que je l'adore et qu'elle est blonde Comme les bls.

Je fais ce que sa fantaisie Veut m'ordonner, Et je puis, s'il lui faut ma vie, La lui donner.

Du mal qu'une amour ignore Nous fait souffrir, J'en porte l'me dchire Jusqu' mourir.

Mais j'aime trop pour que je die Qui j'ose aimer, Et je veux mourir pour ma mie Sans la nommer.

TRISTESSE

J'ai perdu ma force et ma vie, Et mes amis et ma gat; J'ai perdu jusqu' la fiert Qui faisait croire mon gnie.

Quand j'ai connu la Vrit, J'ai cru que c'tait une amie; Quand je l'ai comprise et sentie, J'en tais dj dgot.

Et pourtant elle est ternelle, Et ceux qui se sont passs d'elle Ici-bas ont tout ignor.

Dieu parle, il faut qu'on lui rponde; Le seul bien qui me reste au monde Est d'avoir quelquefois pleur.

RAPPELLE-TOI

(Vergiss mein nicht.)

PAROLES FAITES SR LA MUSIQUE DE MOZART.

Rapelle-toi, quand l'Aurore craintive Ouvre au Soleil son palais enchant; Rappelle-toi, lorsque la nuit pensive Passe en rvant sous son voile argent; A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite, Aux doux songes du soir lorsque l'ombre t'invite. coute au fond des bois Murmurer une voix: Rappelle-toi.

Rappelle-toi, lorsque les destines M'auront de toi pour jamais spar, Quand le chagrin, l'exil et les annes Auront fltri ce coeur dsespr; Songe mon triste amour, songe l'adieu suprme! L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime. Tant que mon coeur battra, Toujours il te dira: Rappelle-toi.

Rappelle-toi, quand sous la froide terre Mon coeur bris pour toujours dormira; Rappelle-toi, quand la fleur solitaire Sur mon tombeau doucement s'ouvrira. Je ne te verrai plus; mais mon me immortelle Reviendra prs de toi comme une soeur fidle. Ecoute, dans la nuit, Une voix qui gmit: Rappelle-toi.

SOUVENIR

J'esprais bien pleurer, mais je croyais souffrir En osant te revoir, place jamais sacre, O la plus chre tombe et la plus ignore O dorme un souvenir!

Que redoutiez-vous donc de cette solitude, Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main? Alors qu'une si douce et si vieille habitude Me montrait ce chemin?

Les voil, ces coteaux, ces bruyres fleuries, Et ces pas argentins sur le sable muet, Ces sentiers amoureux, remplis de causeries, O son bras m'enlaait.

Les voil, ces sapins la sombre verdure, Cette gorge profonde aux nonchalants dtours, Ces sauvages amis, dont l'antique murmure A berc mes beaux jours.

Les voil, ces buissons o toute ma jeunesse, Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas. Lieux charmants, beau dsert o passa ma matresse, Ne m'attendiez-vous pas?

Ah! laissez-les couler, elles me sont bien chres, Ces larmes que soulve un coeur encor bless! Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupires Ce voile du pass!

Je ne viens point jeter un regret inutile Dans l'cho de ces bois tmoins de mon bonheur. Fire est cette fort dans sa beaut tranquille, Et fier aussi mon coeur.

Que celui-l se livre des plaintes amres, Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami. Tout respire en ces lieux; les fleurs des cimetires Ne poussent point ici.

Voyez! la lune monte travers ces ombrages. Ton regard tremble encor, belle reine des nuits; Mais du sombre horizon dj tu te dgages, Et tu t'panouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie, Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour; Aussi calme, aussi pur, de mon me attendrie Sort mon ancien amour.

Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie? Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant; Et rien qu'en regardant cette valle amie, Je redeviens enfant.

O puissance du temps! lgres annes! Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets; Mais la piti vous prend, et sur nos fleurs fanes Vous ne marchez jamais.

Tout mon coeur te bnit, bont consolatrice! Je n'aurais jamais cru que l'on pt tant souffrir D'une telle blessure, et que sa cicatrice Ft si douce sentir.

Loin de moi les vains mots, les frivoles penses, Des vulgaires douleurs linceul accoutum, Que viennent taler sur leurs amours passes Ceux qui n'ont point aim!

Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misre Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur? Quel chagrin t'a dict cette parole amre, Cette offense au malheur?

En est-il donc moins vrai que la lumire existe, Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit? Est-ce bien toi, grande me immortellement triste, Est-ce toi qui l'as dit?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'claire, Ce blasphme vant ne vient pas de ton coeur. Un souvenir heureux est peut-tre sur terre Plus vrai que le bonheur.

Eh quoi! l'infortun qui trouve une tincelle Dans la cendre brlante o dorment ses ennuis, Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle Ses regards blouis;

Dans ce pass perdu quand son me se noie, Sur ce miroir bris lorsqu'il rve en pleurant, Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie N'est qu'un affreux tourment!

Et c'est ta Franoise, ton ange de gloire, Que tu pouvais donner ces mots prononcer, Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire, D'un ternel baiser!

Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pense humaine, Et qui pourra jamais aimer la vrit, S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine Dont quelqu'un n'ait dout?

Comment vivez-vous donc, tranges cratures? Vous riez, vous chantez, vous marchez grands pas; Le ciel et sa beaut, le monde et ses souillures Ne vous drangent pas;

Mais, lorsque par hasard le destin vous ramne

Vers quelque monument d'un amour oubli, Ce caillou vous arrte, et cela vous fait peine Qu'il vous heurte le pi.

Et vous criez alors que la vie est un songe; Vous vous tordez les bras comme en vous rveillant, Et vous trouvez fcheux qu'un si joyeux mensonge Ne dure qu'un instant.

Malheureux! cet instant o votre me engourdie A secou les fers qu'elle trane ici-bas, Ce fugitif instant fut toute votre vie; Ne le regrettez pas!

Regrettez la torpeur qui vous cloue la terre, Vos agitations dans la fange et le sang, Vos nuits sans esprance et vos jours sans lumire: C'est l qu'est le nant!

Mais que vous revient-il de vos froides doctrines? Que demandent au ciel ces regrets inconstants Que vous allez semant sur vos propres ruines, A chaque pas du Temps?

Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rve, Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin, Nous n'avons pas plus tt ce roseau dans la main, Que le vent nous l'enlve.

Oui, les premiers baisers, oui,les premiers serments Que deux tres mortels changrent sur terre, Ce fut au pied d'un arbre effeuill par les vents, Sur un roc en poussire.

Ils prirent tmoin de leur joie phmre Un ciel toujours voil qui change tout moment, Et des astres sans nom que leur propre lumire Dvore incessamment.

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage, La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pis, La source dessche o vacillait l'image De leurs traits oublis;

Et sut tous ces dbris joignant leurs mains d'argile. tourdis des clairs d'un instant de plaisir, Ils croyaient chapper cet tre immobile Qui regarde mourir!

—Insenss! dit le sage.—Heureux! dit le pote. Et quels tristes amours as-tu donc dans le coeur, Si le bruit du torrent te trouble et t'inquite, Si le vent te fait peur?

J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses Que les feuilles des bois et l'cume des eaux, Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses Et le chant des oiseaux.

Mes yeux ont contempl des objets plus funbres Que Juliette morte au fond de son tombeau, Plus affreux que le toast l'ange des tnbres Port par Romo.

J'ai vu ma seule amie, jamais la plus chre, Devenue elle-mme un spulcre blanchi, Une tombe vivante o flottait la poussire De notre mort chri,

De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde, Nous avions sur nos coeurs si doucement berc! C'tait plus qu'une vie, hlas! c'tait un monde Qui s'tait effac!

Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire, Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois. Ses lvres s'entr'ouvraient, et c'tait un sourire, Et c'tait une voix;

Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage, Ces regards adors dans les miens confondus; Mon coeur, encor plein d'elle, errait sur son visage, Et ne la trouvait plus.

Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle; Entourer de mes bras ce sein vide et glac, Et j'aurais pu crier: "Qu'as-tu fait, infidle, Qu'as-tu fait du pass?"

Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue Avait pris par hasard cette voix et ces yeux; Et je laissai passer cette froide statue En regardant les cieux.

Eh bien! ce fut sans doute une horrible misre Que ce riant adieu d'un tre inanim. Eh bien! qu'import encore? O nature! ma mre! En ai-je moins aim?

La foudre maintenant peut tomber sur ma tte; Jamais ce souvenir ne peut m'tre arrach! Comme le matelot bris par la tempte, Je m'y tiens attach.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent, Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux claireront demain Ce qu'ils ensevelissent.

Je me dis seulement: "A cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aim, j'aimais, elle tait belle. J'enfouis ce trsor dans mon me immortelle, Et je l'emporte Dieu!"

SUR UNE MORTE

Elle tait belle si la Nuit Qui dort dans la sombre chapelle O Michel-Ange a fait son lit, Immobile peut tre belle.

Elle tait bonne, s'il suffit Qu'en passant la main s'ouvre et donne, Sans que Dieu n'ait rien vu, rien dit: Si l'or sans piti fait l'aumne.

Elle pensait, si le vain bruit D'une voix douce et cadence, Comme le ruisseau qui gmit, Peut faire croire la pense.

Elle priait, si deux beaux yeux, Tantt s'attachant la terre, Tantt se levant vers les cieux, Peuvent s'appeler la prire.

Elle aurait souri, si la fleur Qui ne s'est point panouie, Pouvait s'ouvrir la fracheur Du vent qui passe et qui l'oublie.

Elle aurait pleur, si sa main, Sur son coeur froidement pose, Et jamais dans l'argile humain Senti la cleste rose.

Elle aurait aim, si l'orgueil, Pareil la lampe inutile Qu'on allume prs d'un cercueil, N'et veill sur son coeur strile.

Elle est morte et n'a point vcu. Elle faisait semblant de vivre. De ses mains est tomb le livre Dans lequel elle n'a rien lu.

A M. VICTOR HUGO

Il faut, dans ce bas monde, aimer beaucoup de choses, Pour savoir, aprs tout, ce qu'on aime le mieux: Les bonbons, l'Ocan, le jeu, l'azur des cieux, Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.

Il faut fouler aux pieds des fleurs peine closes; Il faut beaucoup pleurer, dire beaucoup d'adieux. Puis le coeur s'aperoit qu'il est devenu vieux, Et l'effet qui s'en va nous dcouvre les causes.

De ces biens passagers que l'on gote demi, Le meilleur qui nous reste est un ancien ami. On se brouille, on se fuit.—Qu'un hasard nous rassemble,

On s'approche, on sourit, la main touche la main, Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble, Que l'me est immortelle, et qu'hier c'est demain.

ADIEU, SUZON

CHANSON.

Adieu, Suzon, ma rose blonde, Qui m'as aim pendant huit jours: Les plus courts plaisirs de ce monde Souvent font les meilleurs amours. Sais-je, au moment o je te quitte, O m'entrane mon astre errant? Je m'en vais pourtant, ma petite, Bien loin, bien vite, Toujours courant.

Paf ! C'est mon cheval qu'on apprte. Enfant, que ne puis-je en chemin Emporter ta mauvaise tte, Qui m'a tout embaum la main! Tu souris, petite hypocrite, Comme la nymphe, en t'en fuyant. Je m'en vais pourtant, ma petite, Bien loin, bien vite, Tout en riant.

Que de tristesse et que de charmes, Tendre enfant, dans tes doux adieux! Tout m'enivre, jusqu' tes larmes, Lorsque ton coeur est dans tes yeux. A vivre ton regard m'invite; Il me consolerait mourant. Je m'en vais pourtant, ma petite, Bien loin, bien vite, Tout en pleurant.

Que notre amour, si tu m'oublies, Suzon, dure encore un moment; Comme un bouquet de fleurs plies, Cache-le dans ton sein charmant! Adieu! le bonheur reste au gte; Le souvenir part avec moi : Je l'emporterai, ma petite, Bien loin, bien vite, Toujours toi.



THEOPHILE GAUTIER

VOYAGE

Il me faut du nouveau n'en ft-il plus au monde. JEAN DE LA FONTAINE.

Jam mens praetrepidans avet vagari, Jam laeti studio pedes vigescunt. CATULLE.

Au travers de la vitre blanche Le soleil rit, et sur les murs Traant de grands angles, panche Ses rayons splendides et purs: Par un si beau temps, la ville Rester parmi la foule vile! Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, sellez vos chevaux.

Au sein d'un nuage de poudre, Par un galop prcipit, Aussi promptement que la foudre Comme il est doux d'tre emport! Le sable bruit sous la roue, Le vent autour de vous se joue; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Les arbres qui bordent la route Paraissent fuir rapidement, Leur forme obscure dont l'oeil doute Ne se dessine qu'un moment; Le ciel, tel qu'une banderole, Par-dessus les bois roule et vole; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Chaumires, fermes isoles, Vieux chteaux que flanque une tour, Monts arides, fraches valles, Forts se suivent tour tour; Parfois au milieu d'une brume, Un ruisseau dont la chute cume; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Puis, une hirondelle qui passe, Rasant la grve au sable d'or, Puis, sems dans un large espace, Les moutons d'un berger qui dort; De grandes perspectives bleues, Larges et longues de vingt lieues; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Une montagne: l'on enraye, Au bord du rapide penchant D'un mont dont la hauteur effraye: Les chevaux glissent en marchant, L'essieu grince, le pav fume, Et la roue un instant s'allume; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

La cte raide est descendue. Recouverte de sable fin, La route, chaque instant perdue, S'tend comme un ruban sans fin. Que cette plaine est monotone! On dirait un matin d'automne; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Une ville d'un aspect sombre, Avec ses tours et ses clochers Qui montent dans les airs, sans nombre, Comme des mts ou des rochers, O mille lumires flamboient Au sein des ombres qui la noient; Je veux voir des sites nouveaux: Postillons, pressez vos chevaux.

Mais ils sont las, et leurs narines, Rouges de sang, soufflent du feu; L'cume inonde leurs poitrines, Il faut nous arrter un peu. Halte! demain, plus vite encore, Aussitt que poindra l'aurore, Postillons, pressez vos chevaux, Je veux voir des sites nouveaux.

TOMBE DU JOUR

Le jour tombait, une ple nue Du haut du ciel laissait nonchalamment, Dans l'eau du fleuve peine remue, Tremper les plis de son blanc vtement.

La nuit parut, la nuit morne et sereine, Portant le deuil de son frre le jour, Et chaque toile son trne de reine, En habits d'or s'en vint faire sa cour.

On entendait pleurer les tourterelles, Et les enfants rver dans leurs berceaux; C'tait dans l'air comme un frlement d'ailes, Comme le bruit d'invisibles oiseaux.

Le ciel parlait voix basse la terre; Comme au vieux temps ils parlaient en hbreu, Et rptaient un acte de mystre; Je n'y compris qu'un seul mot: c'tait Dieu.

NOL

Le ciel est noir, la terre est blanche; —Cloches, carillonnez gament!— Jsus est n;—la Vierge penche Sur lui son visage charmant.

Pas de courtines festonnes Pour prserver l'enfant du froid; Rien que les toiles d'araignes Qui pendent des poutres du toit.

Il tremble sur la paille frache, Ce cher petit enfant Jsus, Et pour rchauffer dans sa crche L'ne et le boeuf soufflent dessus.

La neige au chaume coud ses franges, Mais sur le toit s'ouvre le ciel Et, tout en blanc, le choeur des anges Chante aux bergers: "Nol! Nol!"

FUME

L-bas, sous les arbres s'abrite Une chaumire au dos bossu; Le toit penche, le mur s'effrite, Le seuil de la porte est moussu.

La fentre, un volet la bouche; Mais du taudis, comme au temps froid La tide baleine d'une bouche, La respiration se voit.

Un tire-bouchon de fume, Tournant son mince filet bleu, De l'me en ce bouge enferme Porte des nouvelles Dieu.

CHOC DE CAVALIERS

Hier il m'a sembl (sans doute j'tais ivre) Voir sur l'arche d'un pont un choc de cavaliers Tout cuirasss de fer, tout imbriqus de cuivre, Et caparaonns de harnois singuliers.

Des dragons accroupis grommelaient sur leurs casques, Des Mduses d'airain ouvraient leurs yeux hagards Dans leurs grands boucliers aux ornements fantasques, Et des noeuds de serpents caillaient leurs brassards.

Par moment, du rebord de l'arcade gante, Un cavalier bless perdant son point d'appui, Un cheval effar tombait dans l'eau bante, Gueule de crocodile entr'ouverte sous lui.

C'tait vous, mes dsirs, c'tait vous, mes penses, Qui cherchiez forcer le passage du pont, Et vos corps tout meurtris sous leurs armes fausses, Dorment ensevelis dans le gouffre profond.

LES COLOMBES

Sur le coteau, l-bas o sont les tombes, Un beau palmier, comme un panache vert, Dresse sa tte, o le soir les colombes Viennent nicher et se mettre couvert.

Mais le matin elles quittent les branches: Comme un collier qui s'grne, on les voit S'parpiller dans l'air bleu, toutes blanches, Et se poser plus loin sur quelque toit.

Mon me est l'arbre o tous les soirs, comme elles, De blancs essaims de folles visions Tombent des cieux, en palpitant des ailes, Pour s'envoler ds les premiers rayons.

LAMENTO

Ma belle amie est morte, Je pleurerai toujours; Sous la tombe elle emporte Mon me et mes amours. Dans le ciel, sans m'attendre, Elle s'en retourna; L'ange qui l'emmena Ne voulut pas me prendre. Que mon sort est amer! Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

La blanche crature Est couche au cercueil. Comme dans la nature Tout me parat en deuil! La colombe oublie Pleure et songe l'absent; Mon me pleure et sent Qu'elle est dpareille. Que mon sort est amer! Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

Sur moi la nuit immense S'tend comme un linceul; Je chante ma romance Que le ciel entend seul. Ah! comme elle tait belle Et comme je l'aimais! Je n'aimerai jamais Une femme autant qu'elle; Que mon sort est amer! Ah! sans amour, s'en aller sur la mer!

TRISTESSE

Avril est de retour. La premire des roses, De ses lvres mi-closes, Rit au premier beau jour; La terre bienheureuse S'ouvre et s'panouit; Tout aime, tout jouit. Hlas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

Les buveurs en gat, Dans leurs chansons vermeilles, Clbrent sous les treilles Le vin et la beaut; La musique joyeuse, Avec leur rire clair, S'parpille dans l'air. Hlas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

En dshabills blancs, Les jeunes demoiselles S'en vont sous les tonnelles Au bras de leurs galants; La lune langoureuse Argent leurs baisers Longuement appuys. Hlas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

Moi, je n'aime plus rien, Ni l'homme ni la femme, Ni mon corps, ni mon me, Pas mme mon vieux chien. Allez dire qu'on creuse, Sous le ple gazon, Une fosse sans nom. Hlas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

LA CARAVANE

La caravane humaine au Sahara du monde, Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour, S'en va tranant le pied, brle aux feux du jour, Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.

Le grand lion rugit et la tempte gronde; A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour; La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour, Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.

L'on avance toujours, et voici que l'on voit Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt: C'est un bois de cyprs, sem de blanches pierres.

Dieu, pour vous reposer, dans le dsert du temps, Comme des oasis, a mis les cimetires: Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.

PLAINTIVE TOURTERELLE

Plaintive tourterelle, Qui roucoules toujours, Veux-tu prter ton aile Pour servir mes amours?

Comme toi, pauvre amante, Bien loin de mon ramier, Je pleure et me lamente Sans pouvoir l'oublier.

Vole et que ton pied ros Sur l'arbre ou sur la tour Jamais ne se repose, Car je languis d'amour.

vite, ma colombe, La halte des palmiers Et tous les toits o tombe La neige des ramiers.

Va droit sur sa fentre, Prs du palais du roi, Donne-lui cette lettre Et deux baisers pour moi.

Puis sur mon sein en flamme, Qui ne peut s'apaiser, Reviens, avec son me, Reviens te reposer,

PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS

Tandis qu' leurs oeuvres perverses Les hommes courent haletants, Mars qui rit, malgr les averses, Prpare en secret le printemps.

Pour les petites pquerettes, Sournoisement lorsque tout dort, Il repasse des collerettes Et cisle des boutons d'or.

Dans le verger et dans la vigne, Il s'en va, furtif perruquier, Avec une houppe de cygne, Poudrer frimas l'amandier.

La nature au lit se repose; Lui, descend au jardin dsert Et lace les boutons de rose Dans leur corset de velours vert.

Tout en composant des solfges, Qu'aux merles il siffle mi-voix, Il sme aux prs les perce-neiges Et les violettes aux bois.

Sur le cresson de la fontaine O le cerf boit, l'oreille au guet, De sa main cache il grne Les grelots d'argent du muguet.

Sous l'herbe, pour que tu la cueilles, Il met la fraise au teint vermeil, Et te tresse un chapeau de feuilles Pour te garantir du soleil.

Puis, lorsque sa besogne est faite, Et que son rgne va finir, Au seuil d'avril tournant la tte, Il dit: "Printemps, tu peux venir!"



L'AVEUGLE

Un aveugle au coin d'une borne, Hagard comme au jour un hibou, Sur son flageolet, d'un air morne, Ttonne en se trompant de trou,

Et joue un ancien vaudeville Qu'il fausse imperturbablement; Son chien le conduit par la ville, Spectre diurne l'oeil dormant.

Les jours sur lui passent sans luire; Sombre, il entend le monde obscur Et la vie invisible bruire Comme un torrent derrire un mur!

Dieu sait quelles chimres noires Hantent cet opaque cerveau! Et quels illisibles grimoires L'ide crit en ce caveau!

Ainsi dans les puits de Venise, Un prisonnier demi fou, Pendant sa nuit qui s'ternise, Grave des mots avec un clou.

Mais peut-tre aux heures funbres, Quand la mort souffle le flambeau, L'me habitue aux tnbres Y verra clair dans le tombeau!

LA SOURCE

Tout prs du lac filtre une source, Entre deux pierres, dans un coin; Allgrement l'eau prend sa course Comme pour s'en aller bien loin.

Elle murmure: Oh! quelle joie! Sous la terre il faisait si noir! Maintenant ma rive verdoie, Le ciel se mire mon miroir.

Les myosotis aux fleurs bleues Me disent : Ne m'oubliez pas! Les libellules de leurs queues M'gratignent dans leurs bats:

A ma coupe l'oiseau s'abreuve; Qui sait?—Aprs quelques dtours Peut-tre deviendrai-je un fleuve Baignant vallons, rochers et tours.

Je broderai de mon cume Ponts de pierre, quais de granit, Emportant le steamer qui fume A l'Ocan o tout finit.

Ainsi la jeune source jase, Formant cent projets d'avenir; Comme l'eau qui bout dans un vase, Son flot ne peut se contenir;

Mais le berceau touche la tombe; Le gant futur meurt petit; Ne peine, la source tombe Dans le grand lac qui l'engloutit

LE MERLE

Un oiseau siffle dans les branches Et sautille gai, plein d'espoir, Sur les herbes, de givre blanches, En bottes jaunes, en frac noir.

C'est un merle, chanteur crdule, Ignorant du calendrier, Qui rve soleil, et module L'hymne d'avril en fvrier.

Pourtant il vente, il pleut verse; L'Arve jaunit le Rhne bleu, Et le salon, tendu de perse, Tient tous ses htes prs du feu.

Les monts sur l'paule ont l'hermine, Comme des magistrats sigeant; Leur blanc tribunal examine Un cas d'hiver se prolongeant.

Lustrant son aile qu'il essuie, L'oiseau persiste en sa chanson, Malgr neige, brouillard et pluie, Il croit la jeune saison.

Il gronde l'aube paresseuse De rester au lit si longtemps Et, gourmandant la fleur frileuse, Met en demeure le printemps.

Il voit le jour derrire l'ombre; Tel un croyant, dans le saint lieu, L'autel dsert, sous la nef sombre, Avec sa foi voit toujours Dieu.

A la nature il se confie, Car son instinct pressent la loi. Qui rit de ta philosophie, Beau merle, est moins sage que toi!

L'ART

Oui, l'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle, Vers, marbre, onyx, mail.

Point de contraintes fausses! Mais que, pour marcher droit, Tu chausses, Muse, un cothurne troit.

Fi du rhythme commode, Comme un soulier trop grand, Du mode Que tout pied quitte et prend!

Statuaire, repousse L'argile que ptrit Le pouce Quand flotte ailleurs l'esprit.

Lutte avec le carrare, Avec le paros dur Et rare, Gardiens du contour pur;

Emprunte Syracuse Son bronze o fermement S'accuse Le trait fier et charmant;

D'une main dlicate Poursuis dans un filon D'agate Le profil d'Apollon.

Peintre, fuis l'aquarelle, Et fixe la couleur Trop frle Au four de l'mailleur.

Fais les sirnes bleues, Tordant de cent faons Leurs queues, Les monstres des blasons;

Dans son nimbe trilob La Vierge et son Jsus, Le globe Avec la croix dessus.

Tout passe.—L'art robuste Seul a l'ternit. Le buste Survit la cit.

Et la mdaille austre Que trouve un laboureur Sous terre Rvle un empereur.

Les dieux eux-mmes meurent. Mais les vers souverains Demeurent Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisle; Que ton rve flottant Se scelle Dans le bloc rsistant!



VICTOR DE LAPRADE

A UN GRAND ARBRE

L'esprit calme des dieux habite dans les plantes. Heureux est le grand arbre aux feuillages pais; Dans son corps large et sain la sve coule en paix, Mais le sang se consume en nos veines brlantes.

A la croupe du mont tu siges comme un roi; Sur ce trne abrit, je t'aime et je t'envie; Je voudrais changer ton tre avec ma vie, Et me dresser tranquille et sage comme toi.

Le vent n'effleure pas le sol o tu m'accueilles; L'orage y descendrait sans pouvoir t'branler; Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler, Comme une eau lente, peine il fait gmir tes feuilles.

L'aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil; Sur tes obscurs rseaux semant sa lueur blanche, La lune aux pieds d'argent descend de branche en branche, Et midi baigne en plein ton front dans le soleil.

L'ternelle Cyble embrasse tes pieds fermes; Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois; Au commun rservoir en silence tu bois, Enlac dans ces flancs o dorment tous les germes.

Salut, toi qu'en naissant l'homme aurait ador! Notre ge, qui se rue aux luttes convulsives, Te voyant immobile, a dout que tu vives, Et ne reconnat plus en toi d'hte sacr,

Ah! moi je sens qu'une me est l sous ton corce: Tu n'as pas nos transports et nos dsirs de feu, Mais tu rves, profond et serein comme un dieu; Ton immobilit repose sur ta force.

Salut! Un charme agit et s'change entre nous. Arbre, je suis peu fier de l'humaine nature; Un esprit revtu d'corce et de verdure Me semble aussi puissant que le ntre, et plus doux.

Verse flots sur mon front ton ombre qui m'apaise; Puisse mon sang dormir et mon corps s'affaisser; Que j'existe un moment sans vouloir ni penser: La volont me trouble, et la raison me pse.

Je souffre du dsir, orage intrieur; Mais tu ne connais, toi, ni l'espoir, ni le doute, Et tu n'as su jamais ce que le plaisir cote; Tu ne l'achtes pas au prix de la douleur.

Quand un beau jour commence et quand le mal fait trve, Les promesses du ciel ne valent pas l'oubli; Dieu mme ne peut rien sur le temps accompli; Nul songe n'est si doux qu'un long sommeil sans rve.

Le chne a le repos, l'homme a la libert.... Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines! Obir, sans penser, des forces divines, C'est tre dieu soi-mme, et c'est ta volupt.

Verse, ah! verse dans moi tes fracheurs printanires, Les bruits mlodieux des essaims et des nids, Et le frissonnement des songes infinis; Pour ta srnit je t'aime entre nos frres.

Si j'avais, comme toi, tout un mont pour soutien, Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses, Si l'Aurore humectait mes cheveux de ses roses, Si mon coeur reclait toute la paix du tien;

Si j'tais un grand chne avec ta sve pure, Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier, J'abriterais l'abeille et l'oiseau familier Qui sur ton front touffu rpandent le murmure;

Mes feuilles verseraient l'oubli sacr du mal, Le sommeil, mes pieds, monterait de la mousse Et l viendraient tous ceux que la cit repousse couter ce silence o parle l'idal.

Nourri par la nature, au destin rsigne, Des esprits qu'elle aspire et qui la font rver, Sans trembler devant lui, comme sans le braver, Du bcheron divin j'attendrais la cogne.

BATRIX

Gloire au coeur tmraire pris de l'impossible, Qui marche, dans l'amour, au sentier des douleurs, Et fuit tout vain plaisir au vulgaire accessible.

Heureux qui sur sa route, invit par les fleurs, Passe et n'carte point leur feuillage ou leurs voiles, Et, vers l'azur lointain tournant ses yeux en pleurs,

Tend ses bras insenss pour cueillir les toiles. Une beaut, cache aux dsirs trop humains, Sourit ses regards, sur d'invisibles toiles;

Vers ses ambitions lui frayant des chemins, Un ange le soutient sur des brises propices; Les astres bien aims s'approchent de ses mains;

Les lis du paradis lui prtent leurs calices. Batrix ouvre un monde qui la prend pour soeur, A qui lutte et se dompte et souffre avec dlices,

Et gote s'immoler sa plus chre douceur; Et, joyeux, s'lanant au del du visible, De la porte du ciel s'approche en ravisseur. Gloire au coeur tmraire pris de l'impossible!

LE DROIT D'AINESSE

Te voil fort et grand garon, Tu vas entrer dans la jeunesse; Reois ma dernire leon: Apprends quel est ton droit d'anesse.

Pour le connatre en sa rigueur Tu n'as pas besoin d'un gros livre; Ce droit est crit dans ton coeur.... Ton coeur! c'est la loi qu'il faut suivre,

Afin de le comprendre mieux, Tu vas y lire avec ton pre, Devant ces portraits des aeux Qui nous aideront, je l'espre.

Ainsi que mon pre l'a fait, Un brave an de notre race Se montre fier et satisfait En prenant la plus dure place.

A lui le travail, le danger, La lutte avec le sort contraire; A lui l'orgueil de protger La grande soeur, le petit frre.

Son pargne est le fonds commun O puiseront tous ceux qu'il aime; Il accrot la part de chacun De tout ce qu'il s'te lui-mme.

Il voit, au prix de ses efforts, Suivant les traces paternelles, Tous les frres savants et forts, Toutes les soeurs sages et belles.

C'est lui qui, dans chaque saison, Pourvoyeur de toutes les ftes, Fait abonder dans la maison Les fleurs, les livres des potes.

Il travaille, enfin, nuit et jour: Qu'importe! les autres jouissent. N'est-il pas le pre son tour? S'il vieillit, les enfants grandissent!

Du poste o le bon Dieu l'a mis Il ne s'carte pas une heure; Il y fait tte aux ennemis, Il y mourra, s'il faut qu'il meure!

Quand le berger manque au troupeau, Absent, hlas! o mort peut-tre, Tel, pour la brebis et l'agneau, Le bon chien meurt aprs son matre.

Ainsi, quand Dieu me reprendra, Tu sais, dans notre humble hritage, Tu sais le lot qui t'cherra Et qui te revient sans partage.

Nos chers petits seront heureux, Mais il faut qu'en toi je renaisse. Veiller, lutter, souffrir pour eux.... Voil, mon fils, ton droit d'anesse!



MME. L. ACKERMANN

L'HOMME

Jet par le hasard sur un vieux globe infime, A l'abandon, perdu comme en un ocan, Je surnage un moment et flotte fleur d'abme, pave du nant.

Et pourtant, c'est moi, quand sur des mers sans rives Un naufrage ternel semblait me menacer, Qu'une voix a cri du fond de l'tre: "Arrive! Je t'attends pour penser."

L'Inconscience encor sur la nature entire tendait tristement son voile pais et lourd. J'apparus; aussitt travers la matire L'Esprit se faisait jour.

Secouant ma torpeur et tout tonn d'tre, J'ai surmont mon trouble et mon premier moi, Plong dans le grand Tout, j'ai su m'y reconnatre; Je m'affirme et dis: "Moi!"

Bien que la chair impure encor m'assujettisse, Des aveugles instincts j'ai rompu le rseau; J'ai cr la Pudeur, j'ai conu la Justice; Mon coeur fut leur berceau.

Seul je m'enquiers des fins et je remonte aux causes. A mes yeux l'univers n'est qu'un spectacle vain. Duss-je m'abuser, au mirage des choses Je prte un sens divin.

Je dfie mon gr la mort et la souffrance. Nature impitoyable, en vain tu me dmens, Je n'en crois que mes voeux, et fais de l'esprance Mme avec mes tourments.

Pour combler le nant, ce gouffre vide et morne, S'il suffit d'aspirer un instant, me voil! Fi de cet ici-bas! Tout m'y cerne et m'y borne; Il me faut l'au-del!

Je veux de l'ternel, moi qui suis l'phmre. Quand le rel me presse, imprieux, brutal, Pour refuge au besoin n'ai-je pas la chimre Qui s'appelle Idal?

Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes, De l'ther toile contempler la splendeur. Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes, J'ai le mien dans mon coeur!



LECONTE DE LISLE

LES MONTREURS

Tel qu'un morne animal, meurtri, plein de poussire, La chane au cou, hurlant au chaud soleil d't, Promne qui voudra son coeur ensanglant Sur ton pav cynique, plbe carnassire!

Pour mettre un feu strile en ton oeil hbt, Pour mendier ton rire ou ta piti grossire, Dchire qui voudra la robe de lumire De la pudeur divine et de la volupt.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire, Duss-je m'engloutir pour l'ternit noire, Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie tes hues, Je ne danserai pas sur ton trteau banal Avec tes histrions et tes prostitues.

MIDI

Midi, roi des ts, pandu sur la plaine, Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L'air flamboie et brle sans haleine; La terre est assoupie en sa robe de feu.

L'tendue est immense, et les champs n'ont pas d'ombre Et la source est tarie o buvaient les troupeaux; La lointaine fort, dont la lisire est sombre, Dort l-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands bls mris, tels qu'une mer dore Se droulent au loin, ddaigneux du sommeil; Pacifiques enfants de la terre sacre, Ils puisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur me brlante, Du sein des pis lourds qui murmurent entre eux, Une ondulation majestueuse et lente S'veille, et va mourir l'horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couchs parmi les herbes. Bavent avec lenteur sur leurs fanons pais, Et suivent de leurs yeux languissants et superbes Le songe intrieur qu'ils n'achvent jamais.

Homme, si, le coeur plein de joie ou d'amertume, Tu passais vers midi dans les champs radieux, Fuis! la nature est vide et le soleil consume: Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.

Mais si, dsabus des larmes et du rire, Altr de l'oubli de ce monde agit, Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, Goter une suprme et morne volupt,

Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes; Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin; Et retourne pas lents vers les cits infimes, Le coeur tremp sept fois dans le nant divin.

NOX

Sur la pente des monts les brises apaises Inclinent au sommeil les arbres onduleux; L'oiseau silencieux s'endort dans les roses, Et l'toile a dor l'cume des flots bleus.

Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages, Une molle vapeur efface les chemins; La lune tristement baigne les noirs feuillages; L'oreille n'entend plus les murmures humains.

Mais sur le sable au loin chante la mer divine, Et des hautes forts gmit la grande voix, Et l'air sonore, aux cieux que la nuit illumine, Porte le chant des mers et le soupir des bois.

Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines, Entretien lent et doux de la terre et du ciel! Montez, et demandez aux toiles sereines S'il est pour les atteindre un chemin ternel.

O mers, bois songeurs, voix pieuses du monde, Vous m'avez rpondu durant mes jours mauvais, Vous avez apais ma tristesse infconde, Et dans mon coeur aussi vous chantez jamais!

L'ECCLSIASTE

L'ecclsiaste a dit: Un chien vivant vaut mieux Qu'un lion mort. Hormi, certes, manger et boire, Tout n'est qu'ombre et fume. Et le monde est trs vieux, Et le nant de vivre emplit la tombe noire.

Par les antiques nuits, la face des cieux, Du sommet de sa tour comme d'un promontoire, Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux, Sombre, tel il songeait sur son sige d'ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gmissais ainsi, L'irrvocable mort est un mensonge aussi. Heureux qui d'un seul bond s'engloutirait en elle.

Moi, toujours, jamais, j'coute, pouvant, Dans l'ivresse et l'horreur de l'immortalit, Le long rugissement de la Vie ternelle.

LA VRANDAH

Au tintement de l'eau dans les porphyres roux Les rosiers de l'Iran mlent leurs frais murmures, Et les ramiers rveurs leurs roucoulements doux. Tandis que l'oiseau grle et le frelon jaloux, Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mres, Les rosiers de l'Iran mlent leurs frais murmures Au tintement de l'eau dans les porphyres roux.

Sous les treillis d'argent de la vrandah close, Dans l'air tide embaum de l'odeur des jasmins, O la splendeur du jour darde une flche rose, La Persane royale, immobile, repose, Derrire son col brun croisant ses belles mains, Dans l'air tide, embaum de l'odeur des jasmins, Sous les treillis d'argent de la vrandah close.

Jusqu'aux lvres que l'ambre arrondi baise encor, Du cristal d'o s'chappe une vapeur subtile Qui monte en tourbillons lgers et prend l'essor, Sur les coussins de soie carlate, aux fleurs d'or, La branche du hka rde comme un reptile Du cristal d'o s'chappe une vapeur subtile Jusqu'aux lvres que l'ambre arrondi baise encor.

Deux rayons noirs, chargs d'une muette ivresse, Sortent de ses longs yeux entr'ouverts demi; Un songe l'enveloppe, un souffle la caresse; Et parce que l'effluve invincible l'oppresse, Parce que son beau sein qui se gonfle a frmi, Sortent de ses longs yeux entr'ouverts demi Deux rayons noirs, chargs d'une muette ivresse.

Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux, Les rosiers de l'Iran ont cess leurs murmures, Et les ramiers rveurs leurs roucoulements doux. Tout se tait. L'oiseau grle et le frelon jaloux Ne se querellent plus autour des figues mres. Les rosiers de l'Iran ont cess leurs murmures, Et l'eau vive s'endort dans les porphyres roux.

LES ELFES

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Du sentier des bois aux daims familier, Sur un noir cheval, sort un chevalier. Son peron d'or brille en la nuit brune; Et, quand il traverse un rayon de lune, On voit resplendir, d'un reflet changeant, Sur sa chevelure un casque d'argent.

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Ils l'entourent tous d'un essaim lger Qui dans l'air muet semble voltiger. —Hardi chevalier, par la nuit sereine, O vas-tu si tard? dit la jeune Reine. De mauvais esprits hantent les forts; Viens danser plutt sur les gazons frais.

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

—Non! ma fiance aux yeux clairs et doux M'attend, et demain nous serons poux. Laissez-moi passer, Elfes des prairies, Qui foulez en rond les mousses fleuries; Ne m'attardez pas loin de mon amour, Car voici dj les lueurs du jour.—

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

—Reste, chevalier. Je te donnerai L'opale magique et l'anneau dor, Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune, Ma robe file au clair de la lune. —Non! dit-il.—Va donc!—Et de son doigt blanc Elle touche au coeur le guerrier tremblant.

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Et sous l'peron le noir cheval part. Il court, il bondit et va sans retard; Mais le chevalier frissonne et se penche; Il voit sur la route une forme blanche Qui marche sans bruit et lui tend les bras: —Elfe, esprit, dmon, ne m'arrte pas!—

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

—Ne m'arrte pas, fantme odieux! Je vais pouser ma belle aux doux yeux. —O mon cher poux, la tombe ternelle Sera notre lit de noce, dit-elle. Je suis morte!—Et lui, la voyant ainsi, D'angoisse et d'amour tombe mort aussi.

Couronns de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

LES LPHANTS

Le sable rouge est comme une mer sans limite, Et qui flambe, muette, affaisse en son lit. Une ondulation immobile remplit L'horizon aux vapeurs de cuivre o l'homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus Dorment au fond de l'antre loign de cent lieues, Et la girafe boit dans les fontaines bleues, L-bas, sous les dattiers des panthres connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile L'air pais, o circule un immense soleil. Parfois quelque boa, chauff dans son sommeil, Fait onduler son dos dont l'caill tincelle.

Tel l'espace enflamm brle sous les cieux clairs. Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes, Les lphants rugueux, voyageurs lents et rudes, Vont au pays natal travers les dserts.

D'un point de l'horizon, comme des masses brunes, Ils viennent, soulevant la poussire, et l'on voit, Pour ne pas dvier du chemin le plus droit, Sous leur pied large et sr crouler au loin les dunes.

Celui qui; tient la tte est un vieux chef. Son corps Est gerc comme un tronc que le temps ronge et mine; Sa tte est comme un roc, et l'arc de son chine Se vote puissamment ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hter sa marche, Il guide au but certain ses compagnons poudreux; Et, creusant par derrire un sillon sablonneux, Les plerins massifs suivent leur patriarche.

L'oreille en ventail, la trompe entre les dents, Ils cheminent, l'oeil clos. Leur ventre bat et fume, Et leur sueur dans l'air embras monte en brume; Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu'importent la soif et la mouche vorace, Et le soleil cuisant leur dos noir et pliss? Ils rvent en marchant du pays dlaiss, Des forts de figuiers o s'abrita leur race.

Ils reverront le fleuve chapp des grands monts, O nage en mugissant l'hippopotame norme, O, blanchis par la lune et projetant leur forme, Ils descendaient pour boire en crasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent Comme une ligne noire, au sable illimit; Et le dsert reprend son immobilit Quand les lourds voyageurs l'horizon s'effacent.

LA CHUTE DES TOILES

Tombez, perles dnoues, Ples toiles, dans la mer. Un brouillard de roses nues merge de l'horizon clair; A l'Orient plein d'tincelles Le vent joyeux bat de ses ailes L'onde qui brode un vif clair. Tombez, perles immortelles, Ples toiles, dans la mer.

Plongez sous les cumes fraches De l'Ocan mystrieux. La lumire crible de flches Le fate des monts radieux; Mille et mille cris, par fuses, Sortent des bois lourds de roses; Une musique vole aux cieux. Plongez, de larmes arroses, Dans l'Ocan mystrieux.

Fuyez, astres mlancoliques, O Paradis lointains encor! L'aurore aux lvres mtalliques Rit dans le ciel et prend l'essor; Elle se vt de molles flammes, Et sur l'meraude des lames Fait ptiller des gouttes d'or. Fuyez, mondes o vont les mes, O Paradis lointains encor!

Allez, toiles, aux nuits douces, Aux cieux muets de l'Occident. Sur les feuillages et les mousses Le soleil darde un oeil ardent; Les cerfs, par bonds, dans les valles, Se baignent aux sources troubles; Le bruit des hommes va grondant. Allez, blanches exiles, Aux cieux muets de l'Occident. Heureux qui vous suit, clarts mornes, O lampes qui versez l'oubli! Comme vous, dans l'ombre sans bornes, Heureux qui roule enseveli! Celui-l vers la paix s'lance: Haine, amour, larmes, violence, Ce qui fut l'homme est aboli. Donnez-nous l'ternel silence, O lampes qui versez l'oubli!

MILLE ANS APRS

L'apre rugissement de la mer pleine d'ombres, Cette nuit-l, grondait au fond des gorges noires, Et tout chevels, comme des spectres sombres, De grands brouillards couraient le long des promontoires,

Le vent hurleur rompait en convulsives masses Et sur les pics aigus ventrait les tnbres, Ivre, emportant par bonds dans les lames voraces Les bandes de taureaux aux beuglements funbres.

Semblable quelque monstre norme, pileptique, Dont le poil se hrisse et dont la bave fume, La montagne, debout dans le ciel frntique, Geignait affreusement, le ventre blanc d'cume.

Et j'coutais, ravi, ces voix dsespres. Vos divines chansons vibraient dans l'air sonore, O jeunesse, dsirs, visions sacres, Comme un choeur de clairons clatant l'aurore!

Hors du gouffre infernal, sans y rien laisser d'elle, Parmi ces cris et ces angoisses et ces fivres, Mon me en palpitant s'envolait d'un coup d'aile Vers ton sourire, gloire! et votre arme, lvres!

La nuit terrible, avec sa formidable bouche, Disait:—La vie est douce; ouvre ses portes closes! Et le vent me disait de son rle farouche: —Adore! Absorbe-toi dans la beaut des choses!—

Voici qu'aprs mille ans, seul, travers les ges, Je retourne, terreur! ces heures joyeuses, Et je n'entends plus rien que les sanglots sauvages Et l'croulement sourd des ombres furieuses.

LE SOIR D'UNE BATAILLE

Tels que la haute mer contre les durs rivages, A la grande tuerie ils se sont tous rus, Ivres et haletants, par les boulets trous, En d'pais tourbillons pleins de clameurs sauvages.

Sous un large soleil d't, de l'aube au soir, Sans relche, fauchant les bls, brisant les vignes Longs murs d'hommes, ils ont pouss leurs sombres lignes, Et l, par blocs entiers, ils se sont laisss choir

Puis, ils se sont lis en treintes froces, Le souffle au souffle uni, l'?il de haine charg. Le fer d'un sang fivreux l'aise s'est gorg; La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers, Les voici maintenant, blmes, muets, farouches, Les poings ferms, serrant les dents, et les yeux louches. Dans la mort furieuse tendus par milliers.

La pluie, avec lenteur lavant leurs ples faces, Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux; Et par la morne plaine o tourne un vol d'oiseaux Le ciel d'un soir sinistre estompe au loin leurs masses.

Tous les cris se sont tus, les rles sont pousss. Sur le sol bossu de tant de chair humaine, Aux dernires lueurs du jour on voit peine Se tordre vaguement des corps entrelacs;

Et l-bas, du milieu de ce massacre immense, Dressant son cou roidi perc de coups de feu, Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu Que la nuit fait courir travers le silence.

O boucherie! soif du meurtre! acharnement Horrible! odeur des morts qui suffoques et navres! Soyez maudits devant ces cent mille cadavres Et la stupide horreur de cet gorgement.

Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire, Si, heurtant de leur coeur la gueule du canon, Ils sont morts, Libert, ces braves, en ton nom, Bni soit le sang pur qui fume vers ta gloire!

IN EXCELSIS

Mieux que l'aigle chasseur, familier de la nue, Homme! monte par bonds dans l'air resplendissant La vieille terre, en bas, se tait et diminue.

Monte. Le clair abme ouvre ton vol puissant Les houles de l'azur que le soleil flagelle. Dans la brume, le globe, en bas, va s'enfonant.

Monte. La flamme tremble et plit, le ciel gle, Un crpuscule morne treint l'immensit. Monte, monte et perds-toi dans la nuit ternelle:

Un gouffre calme, noir, informe, illimit, L'vanouissement total de la matire Avec l'innarrable et pleine ccit.

Esprit! monte ton tour vers l'unique lumire, Laisse mourir en bas tous l^s anciens flambeaux, Monte o la Source en feu brle et jaillit entire.

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