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LE CHEVALIER, a Hortense, a part.
Je commence a me rassurer.
HORTENSE, lui souriant a part.
Il y a plus d'un notaire a Paris. Lepine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne sante. Allez lui ecrire un mot, monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. Lepine ira se preparer pendant que vous ecrirez.
LEPINE.
Non, Madame; si je monte a cheval, c'est autant de reste par les chemins.[91] Je parlois de la partie de chasse, mais voici que je me sens mal, extremement mal: d'aujourd'hui[92] je ne prendrai ni gibier ni notaire.
LISETTE, en souriant negligemment.
Est-ce que vous etes mort aussi?
LEPINE, feignant de la douleur.
Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant,[93] et je ne pourrois fournir la course.[94] Ah! sans le respect de la compagnie, je ferois des cris[95] percants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier, je roulai tout un etage, et je commencois d'en[96] entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe.
LE CHEVALIER.
Eh bien! tu n'as qu'a prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis.
LE MARQUIS.
Ce garcon qui est tout froisse,[97] qui a roule un etage, je m'etonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste.
HORTENSE.
Allez, partez, Lepine; on n'est point fatigue dans une chaise.
LEPINE.
Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? Obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine. Vous ne l'aimez point, Madame, j'en ai connoissance, et ce mariage ne peut etre que fatal: je me ferois un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule deplait, qu'on me dise: "Va-t'en." Qu'on me chasse, je m'y soumets: ma probite me console.
LA COMTESSE.
Voila ce qu'on appelle un excellent domestique! Ils sont bien rares!
LE MARQUIS, a Hortense.
Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniatre? Quand je me facherais, il n'en sera ni plus ni moins.[98] Il faut donc le chasser. (A Lepine.) Retire-toi.
HORTENSE.
On se passera de lui. Allez toujours ecrire. Un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village.
SCENE XV.
HORTENSE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
HORTENSE.
Ah ca, vous allez faire votre billet; j'en vais ecrire un qu'on laissera chez moi en passant.
LE MARQUIS.
Oui-da;[99] mais consultez-vous: si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis, car j'y vais de bon jeu.[100]
LE CHEVALIER, a Hortense, a part.
Vous le poussez trop.
HORTENSE, a part.
Paix! (Haut.) Tout est consulte, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous ecouter.
LE CHEVALIER.
Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer a la douleur ou vous me laissez.
(Ils sortent.)
SCENE XVI.
LE MARQUIS, LA COMTESSE.
LE MARQUIS, consterne.
Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-la m'aime?
LA COMTESSE.
Non, mais elle est assez mutine pour vous epouser. Croyez-moi, terminez avec elle.
LE MARQUIS.
Si je lui effrois cent mille francs? Mais ils ne sont pas prets; je ne les ai point.
LA COMTESSE.
Que cela ne vous retienne pas: je vous les preterai, moi... Je les ai a Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux.
LE MARQUIS.
Je vous rend mille graces. (Il appelle.) Madame? monsieur le Chevalier?
SCENE XVII.
LE CHEVALIER, HORTENSE, LE MARQUIS, LA COMTESSE.
LE MARQUIS.
Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot a vous communiquer.
HORTENSE.
De quoi s'agit-il donc?
LE CHEVALIER.
Vous me rappelez aussi... Dois-je en tirer un bon augure?
HORTENSE.
Je croyois que vous alliez ecrire.
LE MARQUIS.
Rien n'empeche. Mais c'est que j'ai une proposition a vous faire, et qui est tout a fait raisonnable.
HORTENSE.
Une proposition! Monsieur le Marquis, vous m'avez donc trompee? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit.
LE MARQUIS.
Que diantre[101] voulez-vous? On pretend aussi que vous ne m'aimez point: cela me chicane.
HORTENSE.
Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai; et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari.
LE MARQUIS.
Oh! je serais un mari qui ne s'en passeroit pas, moi! Nous ne gagnerions, a nous marier, que le loisir de nous quereller a notre aise, et ce n'est pas la une partie de plaisir bien touchante. Ainsi, tenez, accommodons- nous plutot. Partageons le differend en deux: il y a deux cent mille francs sur le testament, prenez-en la moitie, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons la tous les notaires, tant vivants que morts.
LE CHEVALIER, a Hortense, a part.
Je ne crains plus rien.
HORTENSE.
Vous n'y pensez pas,[102] Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous epouser, et vous ne vous evaluez pas ce que vous valez.
LE MARQUIS.
Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours.[103]
HORTENSE.
Ma douceur naturelle me rassure.
LE MARQUIS.
Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin, vous serez mariee.
HORTENSE.
C'est le plus court, et je m'en retourne.
LE MARQUIS.
Ne suis-je pas bien malheureux d'etre oblige de donner la moitie d'une pareille somme a une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'a plaider, Madame: nous verrons un peu si on me condamnera a epouser une fille qui ne m'aime pas.
HORTENSE.
Et moi je dirai que je vous aime. Qui est-ce qui me prouvera le contraire, des que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui meme, dit-on, en aime[104] une autre.
LE MARQUIS.
Du moins, en tout cas, ne la connoit-on point comme on connoit le Chevalier.
HORTENSE.
Tout de meme, Monsieur, je la connois, moi.
LA COMTESSE.
Eh! finissez. Monsieur, finissez! Ah! l'odieuse contestation!
HORTENSE.
Oui, finissons. Je vous epouserai, Monsieur: il n'y a que cela a dire.
LE MARQUIS.
Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi.
HORTENSE.
Epousez donc.
LE MARQUIS.
Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour debut de mariage, je pretends, s'il vous plait, que monsieur le Chevalier ait la bonte d'etre notre ami de tres loin.
LE CHEVALIER, a Hortense, a part.
Ceci ne vaut rien; il se pique.
HORTENSE, au Chevalier.
Taisez-vous! (Au Marquis) Monsieur le Chevalier me connoit assez pour etre persuade qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur: je vais ecrire mon billet, tenez le votre pret: ne perdons point de temps.
LA COMTESSE.
Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer ou il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'egorger[105] que se marier comme vous faites, et je ne preterai jamais ma maison pour une si funeste ceremonie. Vos fureurs[106] iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon.
HORTENSE.
Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine, nous irons chez elle.
LE MARQUIS.
Oui, si j'en suis d'avis: car, enfin, cela depend de moi. Je ne connois point votre Marquise.
HORTENSE, en s'en allant.
N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte.
LE CHEVALIER, en s'en allant.
A tout ce que je vois, mon esperance renait un peu.
SCENE XVIII.
LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.
LA COMTESSE, arretant le Chevalier.
Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le[107] mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraye.
LE CHEVALIER, avec un effroi hypocrite.
C'est une chose affreuse! Il n'y a point d'exemple de cela.
LE MARQUIS.
Je ne m'en soucie guere. Elle sera ma femme; mais, en revanche, je serai son mari: c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinee dans son appartement: pas plus de facon. Je suis pique, je ne donnerois pas cela de plus.[108]
LA COMTESSE.
Pour moi, je serois d'avis qu'on les empechat absolument de s'engager, et un notaire honnete homme, s'il etoit instruit,[109] leur refuseroit tout net son ministere. Je les enfermerois si j'etois la maitresse. Hortense peut-elle se sacrifier a un aussi vil interet? Vous qui etes ne genereux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitie, entendre raison, si ce n'est[110] par amour. Je suis sure qu'elle ne marchande si vilainement qu'a cause de vous.
LE CHEVALIER, a part.
Il n'y a plus de risque a tenir bon. (Haut.) Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remede.
LA COMTESSE.
Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu, car je vous estime.
LE CHEVALIER.
Je dis que je ne puis rien la-dedans, et que c'est ma tendresse qui me defend de la resoudre a ce que vous souhaitez.
LA COMTESSE.
Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-la?
LE CHEVALIER.
Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'epouse, elle ne le seroit pas assez avec la fortune que j'ai. La douceur de notre union s'altereroit; je la verrois se repentir de m'avoir epouse, de n'avoir pas epouse Monsieur, et c'est a quoi je ne m'exposerai point.
LA COMTESSE.
On ne peut vous repondre qu'en haussant les epaules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier?
LE CHEVALIER.
Oui, Madame.
LA COMTESSE.
Vous avez donc l'ame mercenaire aussi, mon petit cousin? Je ne m'etonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Ou, vous etes digne d'elle; vos coeurs sont fort bien assortis. Ah! l'horrible facon d'aimer!
LE CHEVALIER.
Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne.
LA COMTESSE.
Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse, vous le profanez.
LE CHEVALIER.
Mais...
LA COMTESSE.
Vous me scandalisez, vous dis-je! Vous etes mon parent, malheureusement; mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune. je la connois; elle vous met fort en etat de supporter le retranchement d'une aussi miserable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais etre que mal acquise. Ah! Ciel! Moi qui vous estimois! Quelle avarice sordide! quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer, je n'ai plus rien a vous dire.
LE MARQUIS, brusquement.
Ni moi plus rien a craindre. Le billet va partir. Vous avez encore trois heures a entretenir Hortense, apres quoi j'espere qu'on ne vous verra plus.
LE CHEVALIER.
Monsieur, le contrat signe, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien serieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice.
LA COMTESSE.
Ah! non! Voila qui est fini, je ne saurois le mepriser davantage.
SCENE XIX.
LE MARQUIS, LA COMTESSE.
LE MARQUIS.
Eh bien! suis-je assez a plaindre?
LA COMTESSE.
Eh! Monsieur, delivrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs.
LE MARQUIS.
Deux cent mille francs plutot que de l'epouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-la; je ne pourrois pas les trouver sans me deranger.
LA COMTESSE, negligemment.
Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitie de cette somme-la toute prete? A l'egard du reste, on tachera de vous la faire.[111]
LE MARQUIS.
Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, a la bonne heure; mais, des qu'il n'y a rien a faire, je retiens la demoiselle: elle seroit trop chere a renvoyer.
LA COMTESSE.
Trop chere! Prenez donc garde! vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coutat tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur.
LE MARQUIS.
Eh! en aimerois-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est egale. Brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au meme, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir et qu'il n'y a que vous que j'aimois.
LA COMTESSE.
Voyez donc comment vous ferez, car enfin est-ce une necessite que je vous epouse a cause de la situation desagreable oh vous etes? En verite, cela me paroit bien fort, Marquis.
LE MARQUIS.
Oh! je ne dis pas que ce soit une necessite: vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'etes obligee a rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne pretends[112] pas que vous m'aimiez. Je ne vous en parle point non plus.
LA COMTESSE, impatiente, et d'un ton serieux.
Vous faites fort bien, Monsieur; votre discretion est tout a fait raisonnable. Je m'y attendois, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'etes.
LE MARQUIS.
Tout le mal qu'il y a, c'est que j'epouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurois eu sans vous. Voila toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse.
LA COMTESSE.
Adieu, Marquis. Vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expedient que ce contrat extravagant?
LE MARQUIS.
Eh! quel expedient? Je n'en savois qu'un, qui n'a pas reussi, et je n'en sais plus. Je suis votre tres humble serviteur.
LA COMTESSE.
Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en reverences: la chose presse.
SCENE XX.
LA COMTESSE, seule.
Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-la s'est mis dans la tete que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentee de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot... Il faut que je me satisfasse.
SCENE XXI.
LEPINE, LA COMTESSE.
LEPINE.
Puis-je prendre la licence de m'approcher de madame la Comtesse!
LA COMTESSE.
Qu'as-tu a me dire?
LEPINE.
De nous rendre reconcilies[113] monsieur le Marquis et moi.
LA COMTESSE.
Il est vrai qu'avec l'esprit tourne comme il l'a, il est homme a te punir de l'avoir bien servi.
LEPINE.
J'ai le contentement que vous avez approuve mon refus de partir. Il vous a semble que j'etois un serviteur excellent. Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifie.
LA COMTESSE.
Oui, excellent, je le dis encore.
LEPINE.
C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estime que je suis de la plus aimable comtesse, elle verra qu'on me supprime.
LA COMTESSE.
Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi.
LEPINE.
Madame, enseignez a monsieur le Marquis le merite de mon procede. Ce notaire me consternoit. Dans l'exces de mon zele, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurois enterre, sandis![114] le tout par affection, et neanmoins on me gronde, (S'approchant de la Comtesse d'un air mysterieux.) Je sais, au demeurant, que monsieur le Marquis vous aime: Lisette le sait; nous l'avions meme priee de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits.
LA COMTESSE.
Je n'entends[115] pas ce que cela veut dire.
LEPINE.
Le voici au net: elle pretend que votre etat de veuve lui rapporte davantage que ne feroit votre etat de femme en puissance d'epoux;[116] que vous lui etes plus profitable, autrement dit, plus lucrative.
LA COMTESSE.
Plus lucrative! C'etoit donc la le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne!
LEPINE.
Cette prudence ne vous rit[117] pas, elle vous repugne; votre belle ame de comtesse s'en scandalise, mais tout le monde n'est pas comtesse: c'est une pensee de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude.[118] Se fache-t-on qu'une fourmi rampe? La mediocrite de l'etat fait que les pensees sont mediocres.[119] Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse.
LA COMTESSE.
L'impertinente! la voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maitre. Dis-lui que je le prie de me venir parler.
SCENE XXII.
LISETTE, LA COMTESSE, LEPINE.
LEPINE, a Lisette.
Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma facon pour obtenir votre coeur.
(Il s'en va.)
SCENE XXIII.
LISETTE, LA COMTESSE.
LISETTE, s'approchant de la Comtesse.
Que veut-il dire?
LA COMTESSE.
Ah! c'est donc vous?
LISETTE.
Oui, Madame, et la poste n'etoit point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis?
LA COMTESSE.
Vous meritez bien que je l'epouse.
LISETTE.
Je ne sais pas en quoi je le merite; mois ce qui est de certain,[120] c'est que, toute reflexion faite, je venois pour vous le conseiller. (A part.) Il faut ceder au torrent.
LA COMTESSE.
Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils?
LISETTE.
Qu'est-ce que c'est que mes profits?
LA COMTESSE.
Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avois un mari, avez-vous dit a Lepine. Penseroit-on que je serai peut-etre obligee de me remarier pour echapper a la fourberie et aux services interesses de mes domestiques?
LISETTE.
Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole! Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par la il a interet que vous epousiez son maitre, et, comme j'ai refuse de vous parler en faveur du Marquis, Lepine a cru que je le desservois aupres de vous; il m'a dit que je m'en repentirois, et voila comme il s'y prend. Mais, en bonne foi, me reconnoissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il meme du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariee? en serez-vous moins bonne, moins genereuse?
LA COMTESSE.
Je ne pense pas.
LISETTE.
Surtout avec le Marquis, qui, de son cote, est le meilleur homme du monde. Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrois? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore esperer les siens.
LA COMTESSE.
Sans difficulte.[121]
LISETTE.
Et enfin je pense si differemment que je venois actuellement, comme je vous l'ai dit, tacher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge necessaire.
LA COMTESSE.
Voila qui est bien: je vous crois. Je ne savois pas que Lepine vous aimait, et cela change tout: c'est un article[122] qui vous justifie.
LISETTE.
Oui, mais on vous previent bien aisement contre moi. Madame; vous ne rendez guere justice a mon attachement pour vous.
LA COMTESSE.
Tu te trompes: je sais ce que tu vaux, et je n'etois pas si persuadee que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu me voulois dire?
LISETTE.
Que je songeois que le Marquis est un homme estimable.
LA COMTESSE.
Sans contredit. Je n'ai jamais pense autrement.
LISETTE.
Un homme en qui vous aurez l'agrement d'avoir un ami sur sans avoir de maitre.
LA COMTESSE.
Cela est encore vrai: ce n'est pas la ce que je dispute.[123]
LISETTE.
Vos affaires vous fatiguent.
LA COMTESSE.
Plus que je ne puis dire. Je les entends[124] mal, et je suis une paresseuse.
LISETTE.
Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent a votre sante.
LA COMTESSE.
Je n'ai connu mes migraines[125] que depuis mon veuvage.
LISETTE.
Procureurs,[126] avocats,[127] fermiers, le Marquis vous delivreroit de tous ces gens-la.
LA COMTESSE.
Je t'avoue que tu as reflechi la-dessus plus murement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes.
LISETTE.
Savez-vous bien que c'est peut-etre le seul homme qui vous convienne?
LA COMTESSE.
Il faut donc que j'y reve.
LISETTE.
Vous ne vous sentez point de l'eloignement pour lui?
LA COMTESSE.
Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire.
LISETTE.
Eh! n'est-ce pas assez, vraiment? De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et, a proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'epouser, c'est son caractere.
LA COMTESSE.
Qui est admirable, j'en conviens.
LISETTE.
Et puis, voyez le service que vous lui rendrez, chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par desespoir que par interet.
LA COMTESSE.
Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut.
LISETTE.
Surtout quand il n'en coute rien au coeur.
LA COMTESSE.
D'accord. On peut dire assurement que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant.
LISETTE.
D'ou vient[120] donc? Ne vous a-t-il pas parle de son amour?
LA COMTESSE.
Oui, il m'a dit qu'il m'aimoit, et mon premier mouvement a ete d'en paraitre etonnee: c'etoit bien le moins.[129] Sais-tu ce qui est arrive? Qu'il a pris mon etonnement pour de la colere. Il a commence par etablir que je ne pouvois pas le souffrir. En un mot, je le deteste, je suis furieuse contre son amour: voila d'ou il part; moyennant quoi je ne saurais le desabuser sans lui dire: "Monsieur, vous ne savez ce que vous dites;" et ce seroit me jeter a sa tete. Aussi n'en ferai-je rien.
LISETTE.
Oh! c'est une autre affaire: vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'a le laisser la.
LA COMTESSE.
Bon! Tu veux que je l'epouse, tu veux que je le laisse la; tu te promenes d'une extremite a l'autre. Eh! peut-etre n'a-t-il pas tant de tort,[130] et que c'est ma faute. Je lui reponds quelquefois avec aigreur.
LISETTE.
J'y pensois: c'est ce que j'allois vous dire. Voulez-vous que j'en parle a Lepine, et que je lui insinue de l'encourager?
LA COMTESSE.
Non, je te le defends, Lisette, a moins que je n'y sois pour rien.[131]
LISETTE.
Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez: c'est moi.
LA COMTESSE.
En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'epouse, c'est a toi a qui il en aura obligation[132] et je pretends qu'il le sache, afin qu'il t'en recompense.
LISETTE.
Comme il vous plaira, Madame.
LA COMTESSE.
A propos, cette robe brune qui me deplait, l'as-tu prise? J'ai oublie de te dire que je te la donne.
LISETTE.
Voyez comme votre mariage diminuera mes profits! Je vous quitte pour chercher Lepine; mais ce n'est pas la peine; voila le Marquis, et je vous laisse.
SCENE XXIV.
LE MARQUIS, LA COMTESSE.
LE MARQUIS.
Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire; mais je ne sais pas si elle partira: je ne suis pas d'accord avec moi-meme. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse.
LA COMTESSE.
Oui, c'est en faveur de Lepine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congediiez,[133] et vous m'obligerez de le garder: c'est une grace que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez.
LE MARQUIS.
Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps.
LA COMTESSE.
Je ne vous en empeche pas.
LE MARQUIS.
Parbleu! je vous en defierois, puisque je ne saurois m'en empecher moi- meme.
LA COMTESSE, riant.
Ha! ha! ha! Ce ton brusque me fait rire.
LE MARQUIS.
Oh! oui, la chose est fort plaisante![134]
LA COMTESSE.
Plus que vous ne pensez.
LE MARQUIS.
Ma foi, je pense que je voudrois ne vous avoir jamais vue.
LA COMTESSE.
Votre inclination s'explique avec des graces infinies.
LE MARQUIS.
Bon! des graces! A quoi me serviroient-elles? N'a-t-il pas plu a votre coeur de me trouver haissable?
LA COMTESSE.
Que vous etes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience a ecouter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fachiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tete, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez a chaque fois que vous me repondez ou que vous croyez me repondre: car vous etes d'une maladresse! Ce n'est non plus a moi a qui vous repondez qu'a qui ne vous parla jamais;[135] et cependant monsieur se plaint.
LE MARQUIS.
C'est que monsieur est un extravagant.
LA COMTESSE.
C'est, du moins, le plus insupportable homme que je connoisse. Oui, vous pouvez etre persuade qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable.
LE MARQUIS.
Comme votre aversion m'accommode![136]
LA COMTESSE.
Vous allez voir. Tenez, vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? et je vous crois. Mais voyons: que souhaiteriez-vous que je vous repondisse?
LE MARQUIS.
Ce que je souhaiterois? Voila qui est bien difficile[137] a deviner! Parbleu! vous le savez de reste.[138]
LA COMTESSE.
Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce la me repondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais.
LE MARQUIS.
Tant pis, Madame tant pis. Je vous prie de trouver bon que j'en sois fache.
LA COMTESSE.
Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent.
LE MARQUIS.
Quelle chicane vous me faites!
LA COMTESSE.
Je n'y saurais tenir. Adieu.
LE MARQUIS.
Eh bien! Madame, je vous aime. Qu'en pensez-vous? Et, encore une fois, qu'en pensez-vous?
LA COMTESSE.
Ah! ce que je pense?[139] Que je le veux bien, Monsieur; et, encore une fois, que je le veux bien: car, si je ne m'y prenois pas de cette facon, nous ne finirions jamais.
LE MARQUIS.
Ah! vous le voulez bien? Ah! je respire! Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise.
SCENE DERNIERE.
LA COMTESSE, LE MARQUIS, HORTENSE, LE CHEVALIER, LISETTE, LEPINE.
HORTENSE.
Votre billet est-il pret, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble?
LE MARQUIS.
Oui, c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux[140] deux cent mille francs que je vous donne.
HORTENSE.
Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre.
LE CHEVALIER.
Nous voila donc contents. Que je vous embrasse, Marquis! (A la Comtesse.) Comtesse, voila le denouement que nous attendions.
LA COMTESSE, en s'en allant.
Eh bien! vous n'attendrez plus.
LISETTE, a Lepine.
Maraud, je crois, en effet, qu'il faudra que je t'epouse.
LEPINE.
Je l'avois entrepris.
* * * * *
LES FAUSSES CONFIDENCES
COMEDIE EN TROIS ACTES
Representee pour la premiere fois par les Comediens Italiens ordinaires du Roi, le 16 mars 1737.
ACTEURS.
ARAMINTE,[1] fille de Madame Argante. DORANTE, neveu de Monsieur Remy. Monsieur REMY,[2] procureur.[3] Madame ARGANTE.[4] ARLEQUIN,[5] valet d'Araminte. DUBOIS,[6] ancien valet de Dorante. MARTON, suivante d'Araminte. LE COMTE. Un DOMESTIQUE parlant Un GARCON joaillier.[7]
La scene est chez Madame Argante.
ACTE I
SCENE PREMIERE.
DORANTE, ARLEQUIN.
ARLEQUIN, introduisant Dorante.
Ayez la bonte, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame, et ne tardera pas a descendre.
DORANTE.
Je vous suis oblige.
ARLEQUIN.
Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant.
DORANTE.
Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous detournez[8] point.
ARLEQUIN.
Voyez, Monsieur, n'en faites pas de facon:[9] nous avons ordre de Madame d'etre honnete,[10] et vous etes temoin que je le suis.
DORANTE.
Non, vous dis-je; je serai bien aise d'etre un moment seul.
ARLEQUIN.
Excusez, Monsieur, et restez a votre fantaisie.
SCENE II.
DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystere.
DORANTE.
Ah! te voila?
DUBOIS.
Oui, je vous guettois.
DORANTE.
J'ai cru que je ne pourrais me debarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici, et qui vouloit absolument me desennuyer en restant. Dis- moi, monsieur Remy n'est donc pas encore venu?
DUBOIS.
Non; mais voici l'heure a peu pres qu'il[11] vous a dit qu'il arriveroit. (Il cherche et regarde.) N'y a-t-il la personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connoisse.
DORANTE.
Je ne vois personne.
DUBOIS.
Vous n'avez rien dit de notre projet a monsieur Remy, votre parent?
DORANTE.
Pas le moindre mot. Il me presente de la meilleure foi du monde, en qualite d'intendant, a cette dame-ci, dont je lui ai parle, et dont il se trouve le procureur[12]; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adresse a lui. Il la prevint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me presenteroit a elle, qu'il y seroit avant moi, ou que, s'il n'y etoit pas encore, je demandasse une mademoiselle Marton. Voila tout, et je n'aurois garde de lui confier notre projet, non plus qu'a personne: il me paroit extravagant a moi qui m'y prete. Je n'en suis pourtant pas moins sensible a ta bonne volonte. Dubois, tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu meme te bien recompenser de ton zele; malgre cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune: en verite, il n'est point de reconnoissance que je ne te doive.
DUBOIS.
Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous, vous m'avez toujours plu; vous etes un excellent homme, un homme que j'aime; et, si j'avois bien de l'argent, il seroit encore a votre service.
DORANTE.
Quand pourrai-je reconnoitre tes sentiments pour moi? Ma fortune seroit la tienne. Mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'etre renvoye demain.
DUBOIS.
Eh bien! vous vous en retournerez.
DORANTE.
Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liee avec tout ce qu'il y a de mieux: veuve d'un mari qui avoit une grande charge dans les finances[13]; et tu crois qu'elle fera quelque attention a moi, que je l'epouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien?
DUBOIS.
Point de bien! Votre bonne mine est un Perou.[14] Tournez-vous un peu, que je vous considere encore. Allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous a Paris, Voila une taille qui vaut toutes les dignites possibles, et notre affaire est infaillible: il me semble que je vous vois deja en deshabille dans l'appartement de Madame.
DORANTE.
Quelle chimere!
DUBOIS.
Oui, je le soutiens; vous etes actuellement dans votre salle, et vos equipages sont sous la remise.
DORANTE.
Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
DUBOIS.
Ah! vous en avez bien soixante pour le moins.
DORANTE.
Et tu me dis qu'elle est extremement raisonnable.
DUBOIS.
Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se debattra tant, elle deviendra si foible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en epousant; vous m'en direz des nouvelles.[15] Vous l'avez vue, et vous l'aimez.
DORANTE.
Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble.
DUBOIS.
Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs: eh! que diantre![16] un peu de confiance; vous reussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis la[17]; nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises; je connois l'humeur de ma maitresse, je sais votre merite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous epousera, toute fiere qu'on est, et on vous enrichira, tout ruine que vous etes, entendez-vous? Fierte, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maitre, et il parlera. Adieu; je vous quitte. J'entends quelqu'un: c'est peut-etre monsieur Remy. Nous voila embarques, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) A propos, tachez que Marton prenne un peu de gout pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste.
SCENE III.
M. REMY, DORANTE.
M. REMY.
Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir; on est alle l'avertir. La connoissez-vous?
DORANTE.
Non, Monsieur; pourquoi me le demandez-vous?
M. REMY.
C'est qu'en venant ici j'ai reve a une chose... Elle est jolie, au moins.
DORANTE.
Je le crois.
M. REMY.
Et de fort bonne famille. C'est moi qui ai succede a son pere; il etoit fort ami du votre: homme un peu derange[18]; sa fille est restee sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert meme de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle herite, et qui est a son aise. Vous allez etre tous deux dans la meme maison; je suis d'avis que vous l'epousiez; qu'en dites- vous?
DORANTE, sourit a part.
Eh!... mais je ne pensois pas a elle.
M. REMY.
Eh bien! je vous avertis d'y penser; tachez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'esperance; vous etes mon heritier, mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier. Je n'en ai point d'envie; mais cette envie-la vient tout d'un coup; il y a tant de minois qui vous la donnent! Avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collateral.[19] Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites precautions, et vous mettez[20] en etat de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous oterai demain peut- etre.
DORANTE.
Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi a quoi je vais travailler.
M. REMY.
Je vous y exhorte. Voici mademoiselle Marton: eloignez-vous de deux pas, pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. (Dorante s'ecarte un peu.)
SCENE IV.
M. REMY, MARTON, DORANTE.
MARTON.
Je suis fachee, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avois affaire chez Madame.
M. REMY.
Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garcon-la? (Montrant Dorante.)
MARTON, riant.
Eh! par quelle raison, monsieur Remy, faut-il que je vous le dise?
M. REMY.
C'est qu'il est mon neveu.
MARTON.
Eh bien! ce neveu-la est bon a montrer; il ne depare point la famille.
M. REMY.
Tout de bon? C'est de lui dont[21] j'ai parle a Madame pour intendant, et je suis charme qu'il vous revienne.[22] Il vous a deja vue plus d'une fois chez moi quand vous y etes venue; vous en souvenez-vous?
MARTON.
Non, je n'en ai point d'idee.
M. REMY.
On ne prend pas garde a tout. Savez-vous ce qu'il me dit la premiere fois qu'il vous vit? "Quelle est cette jolie fille-la?" (Marton sourit.) Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre pere et le sien s'aimoient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeroient-ils pas? En voila un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se presente bien.
DORANTE, embarrasse.
II n'y a rien la de difficile a croire.
M. REMY.
Voyez comme il vous regarde. Vous ne feriez pas la une si mauvaise emplette.
MARTON.
J'en suis persuadee; Monsieur previent en sa faveur,[23] et il faudra voir.
M. REMY.
Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu.
MARTON, riant.
Je craindrois d'aller trop vite.
DORANTE.
Vous importunez Mademoiselle, Monsieur.
MARTON, riant.
Je n'ai pourtant pas l'air si indocile.
M. REMY, joyeux.
Ah! je suis content, vous voila d'accord. Oh! ca, mes enfants (il leur prend les mains a tous deux), je vous fiance en attendant mieux. Je ne saurois rester; je reviendrai tantot. Je vous laisse le soin de presenter votre futur a Madame. Adieu, ma niece.
(Il sort.)
MARTON, riant.
Adieu donc, mon oncle.
SCENE V.
MARTON, DORANTE.
MARTON.
En verite, tout ceci a l'air d'un songe. Comme monsieur Remy expedie! Votre amour me paroit bien prompt: sera-t-il aussi durable?
DORANTE.
Autant l'un que l'autre, Mademoiselle.
MARTON.
Il s'est trop hate de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, graces[24] aux arrangements de monsieur Remy, vos interets sont presque les miens, ayez la bonte d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la previenne.
DORANTE.
Volontiers, Mademoiselle.
MARTON, en le voyant sortir.
J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre.
SCENE VI.
ARAMINTE, MARTON.
ARAMINTE.
Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce a vous a qui il en veut?[25]
MARTON.
Non, Madame, c'est a vous-meme.
ARAMINTE, d'un air assez vif.
Eh bien! qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il?
MARTON.
C'est qu'il a souhaite que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de monsieur Remy, celui qu'il vous a propose pour homme d'affaires.
ARAMINTE.
Ah! c'est la lui! Il a vraiment tres bonne facon.
MARTON.
Il est generalement estime, je le sais.
ARAMINTE.
Je n'ai pas de peine a le croire: il a tout l'air de le meriter. Mais, Marton, il a si bonne mine, pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre: n'en dira-t-on rien?
MARTON.
Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on oblige de n'avoir que des intendants mal faits?
ARAMINTE.
Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'etoit pas necessaire de me preparer a le recevoir: des que c'est monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends.
MARTON, comme s'en allant.[26]
Vous ne sauriez mieux choisir. (Et puis revenant.) Etes-vous convenue du parti [26] que vous lui faites? Monsieur Remy m'a charge de vous en parler.
ARAMINTE.
Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute la-dessus. Des que c'est un honnete homme, il aura lieu d'etre content. Appelez-le.
MARTON, hesitant de partir.
On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas?
ARAMINTE.
Oui; comme il voudra. Qu'il vienne.
(Marton va dans la coulisse.)
SCENE VII.
DORANTE, ARAMINTE, MARTON.
MARTON.
Monsieur Dorante, Madame vous attend.
ARAMINTE.
Venez, Monsieur; je suis obligee a monsieur Remy d'avoir songe a moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un present qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens a vous.
DORANTE.
J'espere, Madame, que mon zele justifiera la preference dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligeroit tant a present que de la perdre.
MARTON.
Madame n'a pas deux paroles.
ARAMINTE.
Non, Monsieur; c'est une affaire terminee, je renverrai tout.[28] Vous etes au fait des affaires, apparemment; vous y avez travaille?
DORANTE.
Oui, Madame; mon pere etoit avocat, et je pourrois l'etre moi-meme.
ARAMINTE.
C'est-a-dire que vous etes un homme de tres bonne famille, et meme au- dessus du parti[29] que vous prenez?
DORANTE.
Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne.
ARAMINTE.
Mes facons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les egards que vous meritez; et si, dans la suite, il y avoit occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point.
MARTON.
Voila Madame, je la reconnois.
ARAMINTE.
Il est vrai que je suis toujours fachee de voir d'honnetes gens sans fortune, tandis qu'une infinite de gens de rien et sans merite en ont une eclatante; c'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son age: car vous n'avez que trente ans tout au plus?
DORANTE.
Pas tout a fait encore, Madame.
ARAMINTE.
Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux.
DORANTE.
Je commence a l'etre aujourd'hui, Madame.
ARAMINTE.
On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve, et c'est a quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton?
MARTON.
Il n'y a qu'a prendre Arlequin, Madame. Je le vois a l'entree de la salle, et je vais l'appeler. Arlequin, parlez a Madame.
SCENE VIII.
ARAMINTE, DORANTE, MARTON, ARLEQUIN.
ARLEQUIN.
Me voila, Madame.
ARAMINTE.
Arlequin, vous etes a present a Monsieur; vous le servirez; je vous donne a lui.
ARLEQUIN.
Comment, Madame, vous me donnez a lui? Est-ce que je ne serai plus a moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus?
MARTON.
Quel benet!
ARAMINTE.
J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras.
ARLEQUIN, comme pleurant.
Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon conge: je n'ai pas merite ce traitement; je l'ai toujours servie a faire plaisir.
ARAMINTE.
Je ne te donne point ton conge, je te payerai pour etre a Monsieur.
ARLEQUIN.
Je represente[30] a Madame que cela ne seroit pas juste: je ne donnerai pas ma peine d'un cote, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerois Madame.
ARAMINTE.
Je desespere de lui faire entendre raison.
MARTON.
Tu es bien sot! Quand je t'envoie quelque part, ou que je te dis: "Fais telle ou telle chose," n'obeis-tu pas?
ARLEQUIN.
Toujours.
MARTON.
Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera a la place de Madame et par son ordre.
ARLEQUIN.
Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre a Monsieur de souffrir mon service, que je lui preterai par le commandement de Madame.
MARTON.
Voila ce que c'est.
ARLEQUIN.
Vous voyez bien que cela meritoit explication.
UN DOMESTIQUE vient.
Voici votre marchande qui vous apporte des etoffes, Madame.
ARAMINTE.
Je vais les voir, et je reviendrai. Monsieur, j'ai a vous parler d'une affaire; ne vous eloignez pas.
SCENE IX.
DORANTE, MARTON, ARLEQUIN.
ARLEQUIN.
Oh! ca, Monsieur, nous sommes donc l'un a l'autre, et vous avez le pas sur moi. Je serai le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre.
MARTON.
Ce faquin, avec ses comparaisons! Va-t'en.
ARLEQUIN.
Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a- t-on donne ordre d'etre servi gratis?
(Dorante rit.)
MARTON.
Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez?
ARLEQUIN.
Pardi,[31] Monsieur, je ne vous couterai donc guere? On ne sauroit avoir un valet a meilleur marche.
DORANTE.
Arlequin a raison. Tiens, voila d'avance ce que je te donne.
ARLEQUIN.
Ah! voila une action de maitre. A votre aise le reste.[32]
DORANTE.
Va boire a ma sante.
ARLEQUIN, s'en allant.
Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai je vous la promets excellente. (A part.) Le gracieux camarade qui m'est venu la par hasard.
SCENE X.
DORANTE, MARTON, Mme. ARGANTE, qui arrive un instant apres.
MARTON.
Vous avez, lieu d'etre satisfait de l'accueil de Madame; elle paroit faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici madame Argante; je vous avertis que c'est sa mere, et je devine a peu pres ce qui l'amene.
Mme. ARGANTE, femme brusque et vaine.
Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donne, m'a-t-elle dit: j'en suis fachee; cela n'est point obligeant pour monsieur le Comte, qui lui en avoit retenu un: du moins devoit-elle attendre, et les voir tous deux. D'ou vient preferer celui-ci?[33] Quelle espece d'homme est-ce?
MARTON.
C'est Monsieur, Madame.
Mme. ARGANTE.
Eh! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutee: il est bien jeune.
MARTON.
A trente ans, on est en age d'etre intendant de maison, Madame.
Mme. ARGANTE.
C'est selon. Etes-vous arrete,[34] Monsieur?
DORANTE.
Oui, Madame.
Mme. ARGANTE.
Et de chez qui sortez-vous?
DORANTE.
De chez moi, Madame; je n'ai encore ete chez personne.
Mme. ARGANTE.
De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage?
MARTON.
Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un pere extremement habile.
Mme. ARGANTE, a Marton, a part.
Je n'ai pas grande opinion de cet homme-la. Est-ce la la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air...
MARTON, a part aussi.
L'air n'y fait rien: je vous reponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut.
Mme. ARGANTE.
Pourvu que Monsieur ne s'ecarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifferent que ce soit lui ou un autre.
DORANTE.
Peut-on savoir ces intentions, Madame?
Mme. ARGANTE.
Connoissez-vous monsieur le Comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui alloient avoir un proces ensemble, au sujet d'une terre considerable; il ne s'agissoit pas moins que de savoir a qui elle resteroit, et on a songe a les marier, pour empecher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui etoit fort considere dans le monde, et qui l'a laissee fort riche; mais madame la Comtesse Dorimont auroit un rang si eleve, iroit de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde[35] de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serois charmee moi-meme d'etre la mere de madame la Comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-etre: car monsieur le Comte Dorimont est en passe[36] d'aller a tout.[37]
DORANTE.
Les paroles sont-elles donnees de part et d'autre?
Mme. ARGANTE.
Pas tout a fait encore, mais a peu pres: ma fille n'en est pas eloignee. Elle souhaiteroit seulement, dit-elle, d'etre bien instruite de l'etat de l'affaire, et savoir si elle n'a pas meilleur droit que monsieur le Comte, afin que, si elle l'epouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une defaite.[38] Ma fille n'a qu'un defaut, c'est que je ne lui trouve pas assez d'elevation[39]; le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le desagrement qu'il y a de n'etre qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet etat[40], malgre le bien qu'elle a.
DORANTE, doucement.
Peut-etre n'en sera-t-elle pas plus heureuse si elle en sort.
Mme. ARGANTE, vivement.
Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez; gardez votre petite reflexion roturiere,[41] et servez-nous, si vous voulez etre de nos amis.
MARTON.
C'est un petit trait de morale qui ne gate rien a notre affaire.
Mme. ARGANTE.
Morale subalterne qui me deplait.
DORANTE.
De quoi est-il question, Madame?
Mme. ARGANTE.
De dire a ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que, si elle plaidoit. elle perdroit.
DORANTE.
Si effectivement son droit est le plus foible, je ne manquerai pas de l'en avertir. Madame,
Mme. ARGANTE, a part, a Marton.
Hum! quel esprit borne! (A Dorante.) Vous n'y etes point; ce n'est pas la ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi independamment de son droit bien ou mal fonde.
DORANTE.
Mais, Madame, il n'y auroit point de probite a la tromper.
Mme. ARGANTE.
De probite! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mere, et qui vous ordonne de la tromper a son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi.
DORANTE.
Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part.
Mme. ARGANTE, a part, a Marton.
C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne.
(Elle sort.)
SCENE XI.
DORANTE, MARTON.
DORANTE.
Cette mere-la ne ressemble guere a sa fille.
MARTON.
Oui, il y a quelque difference, et je suis fachee de n'avoir pas eu le temps de vous prevenir sur son humeur brusque. Elle est extremement entetee de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz a la fille, des que la mere sera votre garant? Vous n'aurez rien a vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas la une tromperie.
DORANTE.
Eh! vous m'excuserez; ce sera toujours l'engager a prendre un parti qu'elle ne prendroit peut-etre pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide a l'y determiner, elle y resiste donc?
MARTON.
C'est par indolence.
DORANTE.
Croyez-moi, disons la verite.
MARTON.
Oh! ca, il y a une petite raison a laquelle vous devez vous rendre: c'est que monsieur le Comte me fait present de mille ecus le jour de la signature du contrat; et cet argent-la, suivant le projet de monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez.
DORANTE.
Tenez, Mademoiselle Marton, vous etes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de reflexion que ces mille ecus vous tentent.
MARTON.
Au contraire, c'est par reflexion qu'ils me tentent; plus j'y reve, et plus je les trouve bons.
DORANTE.
Mais vous aimez votre maitresse; et, si elle n'etoit pas heureuse avec cet homme-la, ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribue pour une miserable somme?
MARTON.
Ma foi, vous avez beau dire: d'ailleurs, le Comte est un honnete homme, et je n'y entends point de finesse.[42] Voila Madame qui revient; elle a a vous parier. Je me retire. Meditez sur cette somme, vous la gouterez aussi bien que moi.
DORANTE.
Je ne suis pas si fache de la tromper.
SCENE XII.
ARAMINTE, DORANTE.
ARAMINTE.
Vous avez donc vu ma mere?
DORANTE.
Oui, Madame; il n'y a qu'un moment.
ARAMINTE.
Elle me l'a dit, et voudroit bien que j'en eusse pris un autre que vous.
DORANTE.
Il me l'a paru.[43]
ARAMINTE.
Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez.
DORANTE.
Je n'ai point d'autre ambition.
ARAMINTE.
Parlons de ce que j'ai a vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie.
DORANTE.
Je me trahirois plutot moi-meme.
ARAMINTE.
Je n'hesite point non plus a vous donner ma confiance. Voici ce que c'est: on veut me marier avec monsieur le Comte Dorimont, pour eviter un grand proces que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possede.
DORANTE.
Je le sais, Madame, et j'ai eu le malheur d'avoir deplu tout a l'heure la- dessus a madame Argante.
ARAMINTE.
Eh! d'ou vient?[44]
DORANTE.
C'est que, si, dans votre proces, vous avez le bon droit de votre cote, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite a ce mariage: et j'ai prie qu'on m'en dispensat.
ARAMINTE.
Que ma mere est frivole! Votre fidelite ne me surprend point; j'y comptois. Faites toujours de meme, et ne vous choquez point de ce que ma mere vous a dit; je la desapprouve. A-t-elle tenu quelque discours desagreable?
DORANTE.
Il n'importe, Madame; mon zele et mon attachement en augmentent, voila tout.
ARAMINTE.
Et voila aussi pourquoi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et que j'y mettrai bon ordre.[45] Qu'est-ce que cela signifie? Je me facherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procedes avec vous, parce que vous en avez d'estimables: cela seroit plaisant![46]
DORANTE.
Madame, par toute la reconnoissance que je vous dois, n'y prenez point garde: je suis confus de vos bontes, et je suis trop heureux d'avoir ete querelle.
ARAMINTE.
Je loue vos sentiments. Revenons a ce proces dont il est question: si je n'epouse point monsieur le Comte...
SCENE XIII.
DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS.
DUBOIS.
Madame la Marquise se porte mieux, Madame (il feint de voir Dorante avec surprise), et vous est fort obligee... fort obligee de votre attention. (Dorante feint de detourner la tete pour se cacher de Dubois.)
ARAMINTE.
Voila qui est bien.
DUBOIS, regardant toujours Dorante.
Madame, on m'a charge aussi de vous dire un mot qui presse.
ARAMINTE.
De quoi s'agit-il?
DUBOIS.
Il m'est recommande de ne vous parler qu'en particulier.
ARAMINTE, a Dorante.
Je n'ai point acheve ce que je voulois vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez.
SCENE XIV.
ARAMINTE, DUBOIS.
ARAMINTE.
Qu'est-ce que c'est donc que cet air etonne que tu as marque, ce me semble, en voyant Dorante? D'ou vient cette attention a le regarder?
DUBOIS.
Ce n'est rien, sinon que je ne saurois plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon conge.
ARAMINTE, surprise.
Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici?
DUBOIS.
Savez-vous a qui vous avez a faire?
ARAMINTE.
Au neveu de monsieur Remy, mon procureur.
DUBOIS.
Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? Comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici?
ARAMINTE.
C'est monsieur Remy qui me l'a envoye pour intendant.
DUBOIS.
Lui votre intendant! Et c'est monsieur Remy qui vous l'envoie! Helas! le bonhomme, il ne sait pas qui il vous donne: c'est un demon que ce garcon- la.
ARAMINTE.
Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi: est-ce que tu le connois?
DUBOIS.
Si je le connois, Madame! si je le connois! Ah! vraiment oui; et il me connoit bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se detournoit, de peur que je ne le visse?
ARAMINTE.
Il est vrai, et tu me surprends a mon tour. Seroit-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnete homme?
DUBOIS.
Lui? il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut- etre, plus d'honneur a lui tout seul que cinquante honnetes gens ensemble. Oh! c'est une probite merveilleuse; il n'a peut-etre pas son pareil.
ARAMINTE.
Eh! de quoi peut-il donc etre question? D'ou vient que tu m'alarmes? En verite, j'en suis toute emue.
DUBOIS.
Son defaut, c'est la. (Il se touche le front.) C'est a la tete que le mal le tient.
ARAMINTE.
A la tete?
DUBOIS.
Oui, il est timbre; mais timbre comme cent.[47]
ARAMINTE.
Dorante! Il m'a paru de tres bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie?
DUBOIS.
Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombe fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brulee,[48] qu'il en est comme un perdu[49]; je dois bien le savoir, car j'etois a lui, je le servois, et c'est ce qui m'a oblige de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore. Otez cela, c'est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant.[50]
Oh bien! il sera, ce qu'il voudra, mais je ne le garderai pas: on a bien affaire[51] d'un esprit renverse[52]! et peut-etre encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine: car les hommes ont des fantaisies...
DUBOIS.
Ah! vous m'excuserez: pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien a dire. Malepeste![53] sa folie est de bon gout.
ARAMINTE.
N'importe, je veux le congedier. Est-ce que tu la connois, cette personne?
DUBOIS.
J'ai l'honneur de la voir tous les jours: c'est vous, Madame.
ARAMINTE.
Moi, dis-tu!
DUBOIS.
Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez du voir qu'il a l'air enchante quand il vous parle.
ARAMINTE.
Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste Ciel! le pauvre garcon, de quoi s'avise-t-il?
DUBOIS.
Vous ne croiriez pas jusqu'ou va sa demence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien eleve et de bonne famille; mais il n'est pas riche, et vous saurez qu'il n'a tenu qu'a lui d'epouser des femmes qui l'etoient, et de fort aimables, ma foi, qui offroient de lui faire sa fortune, et qui auroient merite qu'on la leur fit a elles-memes. Il y en a une qui n'en sauroit revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontree.
ARAMINTE, avec negligence.
Actuellement?
DUBOIS.
Oui, Madame, actuellement: une grande brune tres piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen, Monsieur refuse tout. "Je les tromperois, me disoit- il: je ne puis les aimer, mon coeur est parti "; ce qu'il disoit quelquefois la larme a l'oeil: car il sent bien son tort.
ARAMINTE.
Cela est facheux. Mais ou m'a-t-il vue avant que de[54] venir chez moi, Dubois?
DUBOIS.
Helas! Madame, ce fut un jour que vous sortites de l'Opera qu'il perdit la raison: c'etait un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi: il vous vit descendre l'escalier, a ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'a votre carrosse; il avoit demande votre nom, et je le trouvai qui etoit comme extasie; il ne remuoit plus.
ARAMINTE.
Quelle aventure!
DUBOIS.
J'eus beau lui crier: "Monsieur!" Point de nouvelles, il n'y avoit plus personne au logis.[55] A la fin. pourtant, il revint a lui avec un air egare; je le jetai dans une voiture, et nous retournames a la maison. J'esperois que cela se passeroit, car je l'aimois. C'est le meilleur maitre! Point du tout, il n'y avoit plus de ressource: ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expedie, et des le lendemain nous ne fimes plus tous deux, lui, que rever a vous, que vous aimer; moi, d'epier[56] depuis le matin jusqu'au soir ou vous alliez.
ARAMINTE.
Tu m'etonnes a un point!...
DUBOIS.
Je me fis meme ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garcon fort exact, et qui m'instruisoit, et a qui je payois bouteille.[57] "C'est a la Comedie[58] qu'on va"; me disoit-il et je courois faire mon rapport, sur lequel, des quatre heures,[59] mon homme etoit a la porte. "C'est chez madame celle-ci, c'est chez madame celle-la"; et, sur cet avis, nous allions toute la soiree habiter la rue, ne vous deplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derriere; tous deux morfondus et geles, car c'etoit dans l'hiver[60]; lui ne s'en souciant guere, moi jurant par ci par la[61] pour me soulager.
ARAMINTE.
Est-il possible?
DUBOIS.
Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma sante s'alteroit, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous etiez a la campagne: il le crut, et j'eus quelque repos; mais n'alla-t-il pas deux jours apres vous rencontrer aux Tuileries,[62] ou il avoit ete s'attrister de votre absence? Au retour il etoit furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, ou, a force de se demener, je le trouve parvenu a votre intendance, ce[63] qu'il ne troqueroit pas contre la place d'un empereur.
ARAMINTE.
Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent que je me rejouissois de l'avoir, parce qu'il a de la probite: ce n'est pas que je sois fachee, car je suis bien au-dessus de cela.
DUBOIS.
Il y aura de la bonte a le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'acheve.
ARAMINTE.
Vraiment, je le renverrai bien; mais ce n'est pas la ce qui le guerira. D'ailleurs, je ne sais que dire a monsieur Remy, qui me l'a recommande, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en defaire honnetement.
DUBOIS.
Oui; mais vous en ferez un incurable, Madame.
ARAMINTE, vivement.
Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances ou je ne saurois me passer d'un intendant; et puis il n'y a pas tant de risque que tu le crois: au contraire, s'il y avoit quelque chose qui put ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait; ce seroit meme un service a lui rendre.
DUBOIS.
Oui, c'est un remede bien innocent. Premierement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour.
ARAMINTE.
En es-tu bien sur?
DUBOIS.
Oh! il ne faut pas en avoir peur: il mourroit plutot. Il a un respect, une adoration, une humilite pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe a etre aime? Nullement, il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le merite; il ne veut que vous voir, vous considerer, regarder vos yeux, vos graces, votre belle taille; et puis c'est tout: il me l'a dit mille fois.
ARAMINTE, haussant les epaules,
Voila qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre. Au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je recompenserai ton zele, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois?
DUBOIS.
Madame, je vous suis devoue pour la vie.
ARAMINTE.
J'aurai soin de toi. Surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret, et que tout le monde, jusqu'a Marton, ignore ce que tu m'as dit: ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer.[64]
DUBOIS.
Je n'en ai jamais parle qu'a Madame.
ARAMINTE.
Le voici qui revient; va-t'en.
SCENE XV.
DORANTE, ARAMINTE.
ARAMINTE, un moment seule.
La verite est que voici une confidence dont je me serois bien passee moi- meme.
DORANTE.
Madame, je me rends a vos ordres.
ARAMINTE.
Oui, Monsieur. De quoi vous parlois-je? Je l'ai oublie.
DORANTE.
D'un proces avec monsieur le Comte Dorimont.
ARAMINTE.
Je me remets;[65] je vous disois qu'on veut nous marier.
DORANTE.
Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'etiez pas portee a ce mariage.
ARAMINTE.
Il est vrai. J'avois envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerois rien a plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail: je ne suis pas sure de pouvoir vous garder.
DORANTE.
Ah! Madame, vous avez eu la bonte de me rassurer la-dessus.
ARAMINTE.
Oui; mais je ne faisois pas reflexion que j'ai promis a monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne seroit pas honnete de lui manquer de parole, et, du moins, faut-il que je parle a celui qu'il m'amenera.
DORANTE.
Je ne suis pas heureux, rien ne me reussit, et j'aurai la douleur d'etre renvoye.
ARAMINTE, par foiblesse.
Je ne dis pas cela; il n'y a rien de resolu la-dessus.
DORANTE.
Ne me laissez point dans l'incertitude ou je suis, Madame.
ARAMINTE.
Eh! mais oui, je tacherai que vous restiez; je tacherai.
DORANTE.
Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question?
ARAMINTE.
Attendons: si j'allois epouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile.
DORANTE.
Je croyois avoir entendu dire a Madame qu'elle n'avoit point de penchant pour lui.
ARAMINTE.
Pas encore.
DORANTE.
Et, d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce!
ARAMINTE, a part.
Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da,[66] examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. (En s'en allant.) Je n'oserois presque le regarder!
SCENE XVI.
DORANTE, DUBOIS, venant d'un air mysterieux et comme passant.[67]
DUBOIS.
Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est alle boire; j'ai dit que j'allois vous avertir. Comment vous traite-t-on?
DORANTE.
Qu'elle est aimable! Je suis enchante! De quelle facon a-t-elle recu ce que tu lui as dit?
DUBOIS, comme en fuyant.
Elle opine tout doucement a vous garder par compassion: elle espere vous guerir par l'habitude de la voir.
DORANTE, charme.
Sincerement?
DUBOIS.
Elle n'en rechappera point; c'est autant de pris.[68] Je m'en retourne.
DORANTE.
Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver des que je les aurai.
DUBOIS.
Partez: aussi bien ai-je un petit avis a donner a Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupcons dont nous avons besoin.
SCENE XVII.
DUBOIS, MARTON.
MARTON.
Ou est donc Dorante? Il me semble l'avoir vu avec toi?
DUBOIS, brusquement.
Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il[69] necessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en vouloit pas, il seroit bien delicat; pardi,[70] je lui conseillerais...
MARTON.
Ce ne sont pas la tes affaires; je suis les ordres de Madame.
DUBOIS.
Madame est bonne et sage; mais prenez garde: ne trouvez-vous pas que ce petit galant-la fait les yeux doux?
MARTON.
Il les fait comme il les a.[71]
DUBOIS.
Je me trompe fort si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considerer, je ne sais ou, celle de Madame.
MARTON.
Eh bien! est-ce qu'on te fache quand on la trouve belle?
DUBOIS.
Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus pres.
MARTON, riant.
Ah! ah! quelle idee! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connois mal.
DUBOIS, riant.
Ah! ah! je suis donc bien sot.
MARTON, riant en s'en allant.
Ah! ah! l'original avec ses observations!
DUBOIS, seul.
Allez, allez, prenez toujours.[72] J'aurai soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries.
ACTE II
SCENE PREMIERE.
ARAMINTE, DORANTE.
DORANTE.
Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute surete. J'ai meme consulte plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et, si vous n'avez que le[73] motif dont vous parlez pour epouser monsieur le Comte, rien ne vous oblige a ce mariage.
ARAMINTE.
Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine a m'y resoudre.
DORANTE.
Il ne seroit pas juste de vous sacrifier a la crainte de l'affliger.
ARAMINTE.
Mais avez-vous bien examine? Vous me disiez tantot que mon etat etoit doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'etes-vous pas un peu trop prevenu contre le mariage, et par consequent contre monsieur le Comte?
DORANTE.
Madame, j'aime mieux vos interets que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde.
ARAMINTE.
Je ne saurois y trouver a redire; en tout cas, si je l'epouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici a votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure.
DORANTE, tristement.
Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus a personne; et apparemment[74] que je la perdrai, je m'y attends.
ARAMINTE.
Je crois pourtant que je plaiderai; nous verrons.
DORANTE.
J'avois encore une petite chose a vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'un de vos terres est mort; on pourrait y mettre un de vos gens, et j'ai songe a Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je reponds.
ARAMINTE.
Non, envoyez plutot votre homme au chateau, et laissez-moi Dubois; c'est un garcon de confiance qui me sert bien, et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avoit ete a vous quelque temps?
DORANTE, feignant un peu d'embarras.
Il est vrai, Madame; il est fidele, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-la parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuiroit-il point dans votre esprit?
ARAMINTE, negligemment.
Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voila tout. Que me veut monsieur Remy?
SCENE II.
ARAMINTE, DORANTE, M. REMY.
M. REMY.
Madame, je suis votre tres humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonte que vous avez eue de prendre mon neveu a ma recommandation.
ARAMINTE.
Je n'ai pas hesite, comme vous l'avez vu.
M. REMY.
Je vous rends mille graces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offroit un autre?
ARAMINTE.
Oui, Monsieur.
M. REMY.
Tant mieux, car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance.
DORANTE, d'un air de refus.
Et d'ou vient,[75] Monsieur?
M. REMY.
Patience!
ARAMINTE.
Mais, monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refuse l'autre personne.
DORANTE.
Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame qu'elle ne me congedie.
M. REMY, brusquement.
Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-meme; voici de quoi il est question: c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne declare pas son nom; qui dit que j'ai ete son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parle, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'epouser sans delai; et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantot pour savoir la reponse et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il a se consulter la-dessus? Dans deux heures il faut etre au logis. Ai-je tort, Madame?
ARAMINTE, froidement.
C'est a lui de repondre.
M. REMY.
Eh bien! A quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous?
DORANTE.
Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-la.
M. REMY.
Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente, entendez-vous?
DORANTE.
Oui, Monsieur; mais, en eut-elle vingt fois davantage, je ne l'epouserois pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre; j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs.
M. REMY, d'un ton railleur et trainant ses mots.
J'ai le coeur pris! voila qui est facheux! Ah! ah! le coeur est admirable! Je n'aurois jamais devine la beaute des scrupules de ce coeur-la, qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui, pendant qu'on peut l'etre de la sienne. Est-ce la votre dernier mot, berger fidele?
DORANTE.
Je ne saurois changer de sentiment, Monsieur.
M. REMY.
Oh! le sot coeur! mon neveu; vous etes un imbecile, un insense; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon,[76] si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame? et ne le trouvez- vous pas extravagant?
ARAMINTE, doucement,
Ne le querellez point. Il paroit avoir tort, j'en conviens.
M. REMY, vivement.
Comment! Madame, il pourroit...
ARAMINTE.
Dans sa facon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tachez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez; je sais bien que cela est difficile.
DORANTE.
Il n'y a pas moyen. Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie.
M. REMY, d'un air etonne.
Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent etre contents; en voila un des plus curieux qui se fasse.[77] Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame?
ARAMINTE.
Je vous laisse, parlez-lui vous-meme. (A part.) Il me touche tant qu'il faut que je m'en aille.
(Elle sort.)
DORANTE.
Il ne croit pas si bien me servir.
SCENE III.
DORANTE, M. REMY, MARTON.
M. REMY, regardant son neveu.
Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a point de fou aux petites-maisons[78] de ta force? (Marton arrive.) Venez, Mademoiselle Marton.
MARTON.
Je viens d'apprendre que vous etiez ici.
M. REMY.
Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'epouser une honnete et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants?[79]
MARTON.
Votre question est bien aisee a decider: ce quelqu'un reve.
M. REMY, montrant Dorante.
Voila le reveur; et pour excuse il allegue son coeur, que vous avez pris; mais, comme apparemment[80] il n'a pas encore emporte le votre, et que je vous crois encore a peu pres dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connoissez, je vous prie de m'aider a le rendre plus sage. Assurement vous etes fort jolie, mais vous ne le disputerez point a un pareil etablissement: il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-la.
MARTON.
Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante dont vous parlez? C'est pour se garder a moi qu'il refuse d'etre riche?
M. REMY.
Tout juste, et vous etes trop genereuse pour le souffrir.
MARTON, avec un air de passion.
Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-meme pour l'en empecher, et je suis enchantee. Ah! Dorante, que je vous estime! Je n'aurois pas cru que vous m'aimassiez tant.
M. REMY.
Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en etes deja coiffee! Pardi![81] le coeur d'une femme est bien etonnant; le feu y prend bien vite.
MARTON, comme chagrine.
Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour etre heureux? Madame, qui a de la bonte pour moi, suppleera en partie, par sa generosite, a ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante!
DORANTE.
Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gre a me savoir[82] de ce que je fais; je me livre a mes sentiments, et ne regarde que moi la- dedans; vous ne me devez rien, je ne pense pas a votre reconnoissance.
MARTON.
Vous me charmez: que de delicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites.
M. REMY.
Par ma foi, je ne m'y connois donc guere, car je le trouve bien plat. (A Marton.) Adieu, la belle enfant; je ne vous aurois, ma foi, pas evaluee ce qu'il vous achete. Serviteur, idiot; garde ta tendresse, et moi ma succession. (Il sort.)
MARTON.
Il est en colere, mais nous l'apaiserons.
DORANTE.
Je l'espere. Quelqu'un vient.
MARTON.
C'est le Comte, celui dont je vous ai parle, et qui doit epouser Madame.
DORANTE.
Je vous laisse donc; il pourroit me parler de son proces: vous savez ce que je vous ai dit la-dessus, et il est inutile que je le voie.
SCENE IV.
LE COMTE, MARTON.
LE COMTE.
Bonjour, Marton.
MARTON.
Vous voila donc revenu, Monsieur?
LE COMTE.
Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenoit dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mere une chose qui me chagrine: je lui avois retenu un intendant, qui devoit aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre qui ne plait point a la mere, et dont nous n'avons rien a esperer.
MARTON.
Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquietez point, c'est un galant homme; et, si la mere n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute: elle a debute tantot par le brusquer d'une maniere si outree, l'a traite si mal, qu'il n'est pas etonnant qu'elle ne l'ait point gagne. Imaginez-vous qu'elle l'a querelle de ce qu'il etoit bien fait.
LE COMTE.
Ne seroit-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec[83] vous?
MARTON.
Lui-meme.
LE COMTE.
Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est.
MARTON.
Pardonnez-moi, Monsieur: car il est honnete homme.
LE COMTE.
N'y auroit-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente a se determiner, et, pour achever de la resoudre, il ne s'agiroit plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un proces. Parlons a cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos interets, je ne l'epargnerai pas.
MARTON.
Oh! non; ce n'est point un homme a mener par la; c'est le garcon de France le plus desinteresse...
LE COMTE.
Tant pis! ces gens-la ne sont bons a rien.
MARTON.
Laissez-moi faire.
SCENE V.
LE COMTE, ARLEQUIN, MARTON.
ARLEQUIN.
Mademoiselle, voila un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est?
MARTON, brusquement.
Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il?[84]
ARLEQUIN.
Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe a vous.[95]
MARTON.
Fais-le entrer.
ARLEQUIN, le faisant sortir[86] des coulisses.
He! le garcon! venez ici dire votre affaire.
SCENE VI.
LE COMTE, LE GARCON, MARTON, ARLEQUIN.
MARTON.
Qui cherchez-vous?
LE GARCON.
Mademoiselle, je cherche un certain monsieur a qui j'ai a rendre un portrait avec une boite qu'il nous a fait faire: il nous a dit qu'on ne la remit qu'a lui-meme, et qu'il viendroit la prendre; mais, comme mon pere est oblige de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoye pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurois de ses nouvelles ici. Je le connois de vue, mais je ne sais pas son nom.
MARTON.
N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte?
LE COMTE.
Non, surement.
LE GARCON.
Je n'ai point affaire a Monsieur, Mademoiselle, c'est une autre personne.
MARTON.
Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez?
LE GARCON.
Chez un procureur qui s'appelle monsieur Remy.
LE COMTE.
Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? Montrez-nous la boite.
LE GARCON.
Monsieur, cela m'est defendu; je n'ai ordre de la donner qu'a celui a qui elle est: le portrait de la dame est dedans.
LE COMTE.
Le portrait d'une dame! Qu'est-ce que cela signifie? Seroit-ce celui d'Araminte? Je vais tout a l'heure savoir ce qu'il en est.
SCENE VII.
MARTON, LE GARCON.
MARTON.
Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de monsieur Remy, de chez qui vous venez.
LE GARCON.
Je le crois aussi, Mademoiselle.
MARTON.
Un grand homme qui s'appelle monsieur Dorante.
LE GARCON.
Il me semble que c'est son mon.
MARTON.
Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarque le portrait?
LE GARCON.
Non, je n'ai pas pris garde a qui il ressemble.
MARTON.
Eh bien! c'est de moi dont[87] il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitot. Vous n'avez qu'a me remettre la boite; vous le pouvez en toute surete; vous lui ferez meme plaisir. Vous voyez que je suis au fait.
LE GARCON.
C'est ce qui me paroit. La voila, Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera revenu.
MARTON.
Oh! je n'y manquerai pas.
LE GARCON.
Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus,[88] mais je tacherai de repasser tantot, et, s'il n'y etoit pas, vous auriez la bonte d'achever de payer.
MARTON.
Sans difficulte.[89] Allez. (A part.) Voici Dorante. (Au garcon.) Retirez-vous vite.
SCENE VIII.
MARTON, DORANTE.
MARTON, un moment seule et joyeuse.
Ce ne peut etre que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy a raison de dire qu'il y avoit quelque temps qu'il me connoissoit.
DORANTE.
Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande.
MARTON, le regardant avec tendresse.
Que vous etes aimable, Dorante! Je serois bien injuste de ne vous pas aimer.[90] Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parle, j'ai la boite, je la tiens.
DORANTE.
J'ignore...
MARTON.
Point de mystere; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fache pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mere et le Comte; c'est peut-etre de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez- moi les calmer la-dessus, et ne les attendez pas.
DORANTE, en s'en allant et riant.
Tout a reussi, elle prend le change a merveille.
SCENE IX.
ARAMINTE, LE COMTE, MME. ARGANTE, MARTON.
ARAMINTE.
Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici a quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupconne etre le mien? Instruisez-moi de cette histoire-la.
MARTON, d'un air reveur.
Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est: je l'ai demele apres que monsieur le Comte a ete parti; il n'a que faire de[91] s'alarmer. Il n'y a rien la qui vous interesse.
LE COMTE.
Comment le savez-vous, Mademoiselle? Vous n'avez point vu le portrait.
MARTON.
N'importe, c'est tout comme si je l'avois vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine.
LE COMTE.
Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme,[92] et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, a qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi.
MARTON.
D'accord. Mais quand[93] je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus.
ARAMINTE.
Eh bien! si vous etes instruite, dites-nous donc de quoi il est question, car je veux le savoir. On a des idees qui ne me plaisent point. Parlez.
Mme. ARGANTE.
Oui, ceci a un air de mystere qui est desagreable. Il ne faut pourtant pas vous facher, ma fille: monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, meme injuste, ne messied pas a un amant.
LE COMTE.
Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame.
ARAMINTE, vivement.
Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu[94] ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractere d'esprit-la. Eh bien, Marton?
MARTON.
Eh bien, Madame, voila bien du bruit! C'est mon portrait.
LE COMTE.
Votre portrait?
MARTON.
Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plait? Il ne faut pas tant se recrier.
Mme. ARGANTE.
Je suis assez comme monsieur le Comte; la chose me paroit singuliere.
MARTON.
Ma foi, Madame, sans vanite, on en peint tous les jours, et des plus huppees,[95] qui ne me valent pas.
ARAMINTE.
Et qui est-ce qui a fait cette depense-la pour vous?
MARTON.
Un tres aimable homme qui m'aime, qui a de la delicatesse et des sentiments, et qui me recherche; et, puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante.
ARAMINTE.
Mon intendant?
MARTON.
Lui-meme.
Mme. ARGANTE.
Le fat, avec ses sentiments!
ARAMINTE, brusquement.
Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il en le temps de vous faire peindre?
MARTON.
Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connoit.
ARAMINTE, vivement.
Donnez donc.
MARTON.
Je n'ai pas encore ouvert la boite, mais c'est moi que vous y allez voir.
(Araminte l'ouvre, tous regardent).
LE COMTE.
Eh! je m'en doutois bien: c'est Madame.
MARTON.
Madame!... Il est vrai, et me voila bien loin de mon compte! (A part.) Dubois avoit raison tantot.
ARAMINTE, a part.
Et moi, je vois clair. (A Marton.) Par quel hasard avez-vous cru que c'etoit vous?
MARTON.
Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y seroit trompee. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est present, et ne dit point non; il refuse devant moi un tres riche parti; l'oncle s'en prend a moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui a qui il appartient; je l'interroge: a tout ce qu'il repond, je reconnois Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'a refuser sa fortune pour moi, je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai- je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'etendue de ma meprise, et je me tais.
ARAMINTE.
Ah! ce n'est pas la une chose bien difficile a deviner. Vous faites le fache, l'etonne, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point: c'est a vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous.
MARTON, d'un air serieux.
Je ne crois pas.
Mme. ARGANTE.
Oui, oui, c'est Monsieur; a quoi bon vous en defendre? Dans les termes ou vous en etes avec ma fille, ce n'est pas la un si grand crime; allons, convenez-en.
LE COMTE, froidement.
Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur; je ne connois pas ce monsieur Remy: comment auroit-on dit chez lui qu'on auroit de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas.
Mme. ARGANTE, a'un air pensif.
Je ne faisois pas attention a cette circonstance.
ARAMIMTE.
Bon! qu'est-ce que c'est qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien.[96] Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton.
SCENE X.
ARAMINTE, LE COMTE, Mme. ARGANTE, MARTON, DUBOIS, ARLEQUIN.
ARLEQUIN, en entrant.
Tu es un plaisant[97] magot!
MARTON.
A qui en avez-vous donc, vous autres?
DUBOIS.
Si je disois un mot, ton maitre sortiroit bien vite.
ARLEQUIN.
Toi? Nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela.[98]
DUBOIS.
Comme je te batonnerois, sans le respect de Madame!
ARLEQUIN.
Arrive, arrive: la voila, Madame.
ARAMINTE.
Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il?
Mme. ARGANTE.
Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il seroit bon de savoir ce que c'est.
ARLEQUIN.
Prononce donc ce mot.
ARAMINTE.
Tais-toi, laisse-le parler.
DUBOIS.
Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame.
ARLEQUIN.
Je soutiens les interets de mon maitre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai pas qu'un ostrogoth menace mon maitre d'un mot; j'en demande justice a Madame.
Mme. ARGANTE.
Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot: c'est le plus presse.
ARLEQUIN.
Je lui[99] defie d'en dire seulement une lettre.
DUBOIS.
C'est par pure colere que j'ai fait cette menace, Madame, et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de monsieur Dorante, j'y ai vu par hasard un tableau ou Madame est peinte, et j'ai cru qu'il falloit l'oter, qu'il n'avoit que faire la, qu'il n'etoit point decent qu'il y restat; de sorte que j'ai ete pour le detacher: ce butor est venu pour m'en empecher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus.
ARLEQUIN.
Sans doute, de quoi t'avises-tu d'oter ce tableau, qui est tout a fait gracieux, que mon maitre consideroit, il n'y avoit qu'un moment, avec toute la satisfaction possible? Car je l'avois vu qu'il[100] l'avoit contemple de tout son coeur, et il prend fantaisie a ce brutal de le priver d'une peinture qui rejouit cet honnete homme. Voyez la malice! Ote- lui quelqu'autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette piece, animal.
DUBOIS.
Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la detacherai moi- meme, que tu en auras le dementi, et que Madame le voudra ainsi.
ARAMlNTE.
Eh! que m'importe? Il etoit bien necessaire de faire ce bruit-la pour un vieux tableau qu'on a mis la par hasard, et qui y est reste. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle?
Mme. ARGANTE, d'un ton aigre.
Vous m'excuserez, ma fille: ce n'est point la sa place, et il n'y a qu'a l'oter; votre intendant se passera bien de ses contemplations.
ARAMINTE, souriant d'un air railleur.
Oh! vous avez raison: je ne pense pas qu'il les regrette. (A Arlequin et a Dubois.) Retirez-vous tous deux.
SCENE XI.
ARAMINTE, LE COMTE, Mme. ARGANTE, MARTON.
LE COMTE, d'un ton railleur.
Ce qui est de sur,[101] c'est que cet homme d'affaires-la est de bon gout.
ARAMINTE, ironiquement.
Oui, la reflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jete les yeux sur ce tableau.
Mme. ARGANTE.
Cet homme-la ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime pas. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose a en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est, je suis persuadee que ce petit monsieur-la ne vous convient point; nous le voyons tous, il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde.
MARTON, negligemment.
Pour moi, je n'en suis pas contente.
ARAMINTE, riant ironiquement.
Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de penetration; j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet[102] de me defaire d'un homme qui m'est donne de bonne main,[103] qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-etre: voila ce qui n'echappe pas a ma penetration, par exemple.
Mme. ARGANTE.
Que vous etes aveugle!
ARAMINTE, d'un air souriant.
Pas tant; chacun a ses lumieres, je consens,[104] au reste, d'ecouter Dubois; le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler, S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonte de trouver bon que je le garde en attendant qu'il me deplaise a moi,
Mme. ARGANTE, vivement.
He bien! il vous deplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves.
LE COMTE.
Quant a moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servit mal aupres de vous, qu'il ne vous inspirat l'envie de plaider, et j'ai souhaite par pure tendresse qu'il vous en detournat. Il aura pourtant beau faire, je declare que je renonce a tous[105] proces avec vous, que je ne veux, pour arbitre de notre discussion, que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer.
Mme. ARGANTE, d'un ton decisif.
Mais ou seroit la dispute? Le mariage termineroit tout, et le votre est comme arrete.
LE COMTE.
Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et, si vous le congediez, comme je le presume, il ne tiendra qu'a vous de prendre celui que je vous offrois, et que je retiendrai encore quelque temps.
Mme. ARGANTE.
Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus: vous m'accuseriez de vision, et votre entetement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois, que voici, et avec lequel nous vous laissons. |
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